dimanche 15 octobre 2017

Cent ans après la révolution russe d'octobre 1917

Quand la classe prolétaire a pris le pouvoir


« Pour nous, il ne s'agit pas de réformer la propriété privée, mais de l'abolir ; il ne s'agit pas d'atténuer les antagonismes de classe, mais d'abolir les classes ; il ne s'agit pas d'améliorer la société actuelle, mais d'en établir une nouvelle ».

–– Karl Marx et Friedrich Engels, Lettre à la Ligue des communistes, 1850

Dès la fin aout 1917, la crise révolutionnaire en Russie était arrivée à maturité. L'échec du coup d'État du général Kornilov avait rempli de confiance l'avant-garde prolétarienne et renforcé sa détermination. À son tour, la compréhension du lien entre économie et politique, entre la décision du gouvernement de transition de maintenir son engagement dans la guerre ainsi que la propriété privée des usines et des terres, la disette dont souffraient à la fois les travailleurs des villes, les paysans des villages et les soldats dans leurs tranchées – tous ces facteurs pénétraient dans la conscience de millions de gens en exposant l'ampleur des mensonges et des promesses trahies des partis SR (« socialistes-révolutionnaires », parti de gauche non marxiste) et menchévique (ex-fraction réformiste du Parti ouvrier social-démocrate de Russie), qui refusaient de rompre leur coalition avec la bourgeoisie et les grands propriétaires terriens.

Dossier par notre camarade Bárbara Areal – membre du Comité exécutif du groupe Gauche révolutionnaire (section espagnole du CIO), 5 octobre 2017 


En février 1917, une première révolution avait contraint l'empereur à abdiquer et un régime « démocratique » de transition avait été mis en place (comme en Tunisie en 2011 ou au Burkina en 2015…). Cependant, le peuple avait lui aussi créé ses propres organes de pouvoir au cours de la lutte, des assemblées populaires appelées « soviets » (mot russe qui signifie « conseil » et qu'on pourrait aussi traduire par « agora »), et qui faisaient la loi dans les quartiers ouvriers, les zones industrielles mais aussi dans de nombreux villages. On était donc dans une situation inédite de « double pouvoir », qui atteignait son paroxysme au mois de septembre 1917. 

Les institutions et organismes tels que le régime de transition et l'ancienne assemblée nationale perdaient de plus en plus rapidement tout crédit auprès de la majorité de la population, tout comme le « préparlement » convoqué par le chef du gouvernement, Kérensky, dans une tentative désespérée de détourner les masses de l'action révolutionnaire. Véritables théâtres de la tromperie et du mensonge, tous ces organismes avaient démontré leur incapacité à répondre aux besoins d'une population fatiguée des discours creux, que les faits contredisaient décidément à chaque pas : ni terre, ni pain, ni paix, ni droits pour les ethnies opprimées. Aspirations qui n'avaient pas de place dans le cadre du capitalisme russe, et qui poussaient inexorablement en direction d'une nouvelle révolution.

Toute cette avancée dans la conscience s'est traduite par une croissance de l'autorité politique des bolchéviks (le parti de Lénine et de Trotsky), qui, de petit groupe minoritaire qu'ils étaient, ont rapidement gagné la majorité dans les soviets de Pétrograd et de Moscou (les deux capitales qui servaient de guide politique au reste de la Russie) ainsi que dans de nombreuses autres villes. Cette victoire avait été préparée depuis la base, au cœur du prolétariat, en conquérant en premier lieu les soviets des usines et des quartiers ouvriers, et en démontrant aux masses opprimées que les bolchéviks n'étaient pas comme les autres partis : eux faisaient ce qu'ils disaient ! Et malgré la répression permanente, ils n'ont jamais abandonné les masses, y compris dans les circonstances les plus difficiles.

À ce point, il est important de noter que, depuis février, la majorité des soviets avait été dirigée par des partis conciliateurs et réformistes tels que les SR et les menchéviks. Ces formations avaient perverti les organes du pouvoir prolétarien en les plaçant au service de la collaboration des classes. La possibilité de ce que les soviets soient convertis en un outil au service de la contrerévolution a été évitée en de nombreuses occasions par Lénine, qui a correctement insisté sur le fait qu'il ne fallait pas avoir le moindre attachement à la moindre forme d'organisation, à partir du moment où celle-ci cesse de jouer le rôle progressiste pour lequel elle avait été créée.

Mais les réserves de Lénine (qui a même été jusqu'à proposer d'abandonner son mot d'ordre de « Tout le pouvoir aux soviets ! » et de recentrer plutôt les forces du parti sur les comités d'usine pour les reformer en organes de l'insurrection) étaient la conséquence de sa propre expérience pratique. Cependant, l'échec de la tentative de coup d'État en aout – le fouet de la contrerévolution – a réinsufflé aux soviets la sagesse révolutionnaire nécessaire.

Assemblée du soviet de l'usine Poutilov de Pétrograd

Crise au Comité central bolchévique

Les leçons à tirer de la révolution d'octobre 1917 en Russie sont tout aussi nombreuses que précieuses, surtout en ce qui concerne le rôle du parti révolutionnaire. Ainsi, une des falsifications les plus nuisibles faites par les staliniens est leur tentative d'occulter la véritable histoire de ce qui s'est produit au sein de la direction bolchévique durant cette année cruciale. Vouloir déduire du triomphe de la révolution que le programme, les méthodes et la tactique appliqués pendant ces dix mois de l'année 1917 ont été adoptés de manière naturelle, calme et unanime par l'ensemble des dirigeants bolchéviques, c'est travestir la vérité. Au contraire, la succession frénétique des évènements et des débats n'a pas manqué de secouer le parti, le plongeant dans des crises constantes.

La situation objective en septembre s'était grandement transformée. Il ne s'agissait déjà plus, comme le disait Lénine dans ses Thèses d'avril (consultables ici), d'expliquer patiemment aux masses la nécessité de lutter pour la révolution socialiste et de les rendre conscientes de leur tâche historique. La situation avait muri très rapidement. Après la répression sanglante des Journées de juillet (5 jours de révolte contre le gouvernement transitoire à Pétrograd, qui se sont soldés par le massacre de 160 manifestants) et la tentative de coup d'État par le général Kornilov en aout, le pouvoir est passé entre les mains d'une petite clique bonapartiste incarnée par Kérensky, qui menaçait la révolution d'une défaite humiliante et définitive.

De ce fait, selon les mots de Lénine, il fallait conclure qu'il était complètement impossible d'obtenir un « développement pacifique » de la révolution. L'entêtement des SR et des menchéviks de s'attacher au carrosse de la réaction bourgeoise, en se convertissant en majordomes de M. Milioukov et de son Parti constitutionnel-démocrate, rendait impossible une telle perspective. Lénine l'avait signalé dans toute sa correspondance avec le Comité central bolchévique : il n'y a pas de troisième voie. Soit une dictature bonapartiste de la bourgeoisie, soit les prolétaires prennent le pouvoir en Russie, appuyés par le pouvoir des soviets et la mobilisation des paysans pauvres.

Tous ses écrits de la fin aout et de début septembre tournent autour de ce thème : préparer les forces du parti et de l'avant-garde pour l'insurrection, puisque les faits confirmaient à chaque étape le soutien de la majorité de la classe prolétaire et des paysans pauvres. Le 12 septembre, Lénine publiait un article intitulé Les bolchéviks doivent prendre en main le pouvoir (lien ici). Deux jours plus tard, il affirmait, dans un article intitulé Le marxisme et l'insurrection (lien ici), que « Toutes les conditions objectives pour la victoire de l'insurrection sont présentes ».

Ayant opéré un tournant décisif dans l'orientation du parti, Lénine s'est retrouvé confronté à une opposition acharnée de la part de la direction bolchévique. Alors qu'arrivait le moment pour lequel les bolchéviks avaient passé tant d'années à se préparer, pour lequel ils avaient fait tant d'efforts et de sacrifices, bon nombre de leurs dirigeants se retrouvaient pris d'une sensation de vertige qui les paralysait. Staline, qui était à ce moment éditeur en chef du journal bolchévique La Vérité, a autorisé le 30 aout la publication d'un article de Zinoviev contre la proposition d'insurrection. 

Les déclarations se sont succédé dans la bouche des dirigeants les plus célèbres : Zinoviev, Kamenev et les autres, ont accusé Lénine d'aventurisme et de blanquisme. (Auguste Blanqui (1805-81) : révolutionnaire et représentant du communisme utopique français, il désirait la prise du pouvoir via une conspiration armée de la part d'un petit groupe). Toutes leurs justifications pour retarder la.décision se fondaient sur des « raisons » théoriques, sur l'« immaturité » des conditions pour la prise du pouvoir, sur le retard économique de la Russie qui l'empêchait de bâtir un État prolétarien, sur la difficulté de consolider le soutien des masses villageoises ou sur la « puissance » militaire des ennemis de la révolution… En définitive, selon eux, la Russie n'était pas mure pour la révolution socialiste, et il fallait d'abord passer par une phase préalable de développement capitaliste et de démocratie bourgeoise.

Dans ces circonstances extrêmes, Lénine, refusant de s'avouer vaincu, a agi en conséquence : « Je suis obligé de demander à sortir du Comité central, ce que je fais, et de garder pour moi la liberté d'agitation à la base du parti et au Congrès du parti ». Tout comme lorsque la direction bolchévique l'avait mis en minorité avec ses Thèses d'avril, « Lenine s'appuyait sur les couches inférieures de l'appareil contre les plus hautes, ou bien sur la masse du parti contre l'appareil dans son ensemble ». Même s'il n'a finalement pas dû aller jusqu'à rendre publique sa démission, la lutte interne s'est prolongée jusqu'à la fin de l'insurrection.

Enfin, lors de sa réunion du 10 octobre (ancien calendrier russe / 23 octobre dans le reste du monde), Lénine a remporté la majorité du Comité central pour organiser et appeler à une insurrection armée. Cette réunion de portée historique comportait quelques particularités. Seuls 12 des 21 membres du CC ont pu y assister. De fait, Lénine lui-même est arrivé rasé, portant des lunettes et une perruque, puisqu'il vivait alors dans la clandestinité. À la fin du débat, 10 membres ont voté pour l'insurrection, 2 contre. Cela n'a pas empêché, une semaine à peine avant la prise du pouvoir, Kamenev de publier une lettre affirmant que : « Non seulement Zinoviev et moi, mais une série de camarades trouvent que prendre l'initiative de l'insurrection armée au moment présent ».

Toute la pression idéologique exercée par la bourgeoisie et, en particulier, par la petite-bourgeoisie avait percé une brèche au sommet du parti. « Les menchéviks et les SR ont cherché à lier les mains des bolchéviks en parlant de légalité soviétique, qu'ils désiraient transformer de manière indolore en légalité parlementaire bourgeoise. Et avec pareille tactique sympathisait la droite bolchévique ». Ces pressions de la part des autres classes étaient encouragées par le caractère conservateur que tout appareil acquiert au fil des années, y compris celui du parti le plus révolutionnaire.

Réunion du Comité central du Parti bolchévique

La prise du pouvoir

L'insistance implacable dont a fait preuve Lénine pendant ces semaines cruciales n'était pas non plus le fruit du hasard. Il existait une véritable urgence qui, si on n'y répondait pas, allait connaitre une fin tragique. « La force d'un parti révolutionnaire ne s'accroît que jusqu'à un certain moment, après quoi elle peut décliner devant la passivité du parti, les espoirs des masses font place à la désillusion et, pendant ce temps, l'ennemi se remet de sa panique et tire parti de cette désillusion. ».

La force de Lénine pour surmonter les hésitations et la peur de la défaite de nombre de ses compagnons, se basait sans doute sur la profondeur de sa théorie et sur son génie tactique, mais aussi, et il est important de le souligner, sur sa confiance dans la capacité révolutionnaire des masses démunies : « Qu'ils aient honte ceux qui disent : “Nous n'avons point d'appareil pour remplacer l'ancien, celui qui inévitablement tend à la défense de la bourgeoisie”. Car cet appareil existe. Ce sont les soviets. Ne craignez point l'initiative et la spontanéité des masses, faites confiance aux organisations révolutionnaires des masses – et vous verrez se manifester dans tous les domaines de la vie de l'État, la même puissance, la même grandeur, l'invincibilité des ouvriers et des paysans, qu'ils ont montrées dans leur union et leur élan contre le mouvement de Kornilov. ».

Effectivement, il ne s'agissait pas seulement de la classe prolétaire : des dizaines de millions de paysans pauvres brulaient d'impatience et passaient à l'action en occupant les grandes propriétés terriennes et en expulsant leurs propriétaires. Il fallait que les bolchéviks s'unissent à cette gigantesque masse humaine assoiffée de terre et de liberté, en lui démontrant dans la pratique que leur parti avait le programme auquel elle aspirait. La prise du pouvoir par la classe prolétaire serait la manière la plus efficace de le réaliser, scellant l'alliance politique entre les opprimés de la ville et du village.

Au début d'octobre, le gouvernement de Kérensky, dans une manœuvre désespérée, a annoncé vouloir envoyer au front les deux tiers de la garnison militaire de Pétrograd, en raison de sa sympathie pour le bolchévisme. Cependant, non seulement les troupes sont restées en ville, mais le conflit qui se dessinait entre le soviet de la capitale – aux mains des bolchéviks – et le gouvernement a permis la mise en place, le 7 octobre (20 octobre), du Comité militaire révolutionnaire, un organisme qui s'est dépêché de nommer des commissaires politiques dans toutes les unités et institutions militaires ; c'est-à-dire, un état-major révolutionnaire ou, comme Trotsky l'a qualifié, l'« organe soviétique légal de l'insurrection ».

L'insurrection prévue dans un premier temps pour le 15 octobre (28 octobre) a été reportée de dix jours pour la faire coïncider avec l'ouverture du second Congrès des soviets. Dans tout ceci, il faut, une fois de plus, insister sur la véritable position politique de Lénine, implacable ennemi du « crétinisme parlementaire » : « Pour nous, ce qui importe, c'est l'initiative révolutionnaire, dont la loi doit être le résultat. Si vous attendez que la loi soit mise par écrit et si vous ne développez pas vous-mêmes une énergie révolutionnaire, vous n'aurez ni la loi, ni la terre. ». Trotsky se souvient qu'« en voulant faire coïncider la prise du pouvoir avec le 2e Congrès des soviets, nous n'avions nullement l'espoir naïf que ce congrès pouvait par lui-même résoudre la question du pouvoir. […] Nous menions activement le travail nécessaire dans le domaine de la politique, de l'organisation, de la technique militaire pour nous emparer du pouvoir. ». 

Tout était prêt, et le 25 octobre (7 novembre) a été lancée l'insurrection sous la direction du camarade Léon Trotsky et de ses collaborateurs du Comité militaire révolutionnaire : « …des dizaines et des dizaines de milliers d'ouvriers armés constituaient les cadres de l'insurrection. Les réserves étaient presque inépuisables. L'organisation de la Garde rouge restait, évidemment, fort loin de la perfection. Mais, complétée par les prolétaires les plus capables de sacrifice, la Garde rouge brulait du désir de mener cette fois la lutte jusqu'au bout. Et c'est ce qui décida de l'affaire. ». Aucune goutte de sang n'a été versée lors de l'insurrection à Pétrograd, contrairement à Moscou, où la naïveté de la direction révolutionnaire a facilité la mise en liberté de nombreux cadres militaires de l'ancien régime qui ont organisé des forces pour passer à la contrattaque.

La révolution d'octobre a été tout le contraire d'un coup d'État, comme voudraient nous le présenter les historiens bourgeois et leurs portevoix au sein de la gauche réformiste.  En réalité, ce qui a déterminé la victoire d'octobre 1917 a été le soutien immensément majoritaire des travailleurs et des paysans pauvres à l'appel des bolchéviks. Le deuxième Congrès des soviets, qui s'est tenu du 25 au 27 octobre 1917 (du 7 au 9 novembre), a approuvé la dissolution du gouvernement de transition et la création du Conseil des commissaires du peuple, tout en ratifiant les deux fameux décrets présentés par Lénine concernant le repartage des terres aux paysans pauvres et le retrait de la Russie de la Première Guerre mondiale.

Le premier État prolétarien de l'histoire finissait ainsi de naitre. Comme l'a signalé Rosa Luxemburg depuis sa prison : « Les bolcheviks ont, de même, posé immédiatement comme but à cette prise du pouvoir le programme révolutionnaire le plus avancé : non pas défense de la démocratie bourgeoise, mais dictature du prolétariat en vue de la réalisation du socialisme. […] Lénine, Trotsky et leurs camarades ont démontré qu'ils avaient le courage, l'énergie, la perspicacité et l'intégrité révolutionnaire nécessaires pour diriger leur parti à l'heure historique de vérité ».

L'assaut final sur le Palais d'Hiver, où seront rapidement arrêtés les
derniers ministres du gouvernement de transition, tandis que non loin,
le 2e Congrès des soviets vote leur destitution, l'établissement du
régime soviétique comme seul organe de pouvoir en Russie,
le repartage des terres aux paysans pauvres et le retrait de la Russie
de la Première Guerre mondiale

(Sauf indication contraire, toutes les citations dans cet articles sont tirées des deux ouvrages suivants de Trotsky : Leçons d'Octobre (lien ici) et Histoire de la révolution russe (lien ici)

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