mardi 6 janvier 2015

Monde : Rapport de la réunion du Comité exécutif international du CIO (3)

Perspectives mondiales : le Moyen-Orient, l'Europe de l'Est



Début décembre 2014, s'est tenue une réunion du Comité exécutif international du CIO (CEI), une structure composée de 2-3 délégués de chaque section nationale du CIO, élus lors de notre Congrès mondial bisannuel. Comme lors de chacune de ces réunions, le CEI a débattu de l'actualité mondiale, région par région, pays par pays, ainsi que de l'état d'avancement de notre travail dans nos différentes sections, pour ensuite déterminer notre ligne politique au niveau international, cela en vue d'encourager, accompagner, structurer et guider le processus de la révolution mondiale à venir jusqu'à l'année prochaine.

Ce rapport est en sept parties : 1) Économie mondiale et grandes tendances géopolitiques ; 2) États-Unis et Europe ; 3) Moyen-Orient/Afrique du Nord et Europe de l'Est ; 4) Asie du Sud et de l'Est ; 5) Afrique ; 6) Amérique latine ; 7) Discussion sur la question nationale.

Ceci est la troisième partie de ce document, concernant le Moyen-Orient/Afrique du Nord et la Russie.

Retrouvez toute la série d'articles en cliquant sur ce lien : CEI 2014.

Le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord


« Cet esprit a disparu, le rêve de ce qu'on a appelé le “printemps arabe” a été brisé par les forces plus puissantes de la contre-révolution. À présent, le monde arabe est en état de décomposition, comme par l'effet d'une réaction chimique – toute la région est plongée dans un état de chaos collectif, au milieu duquel la putréfaction découlant de décennies d'autoritarisme et de sectarisme maintenus sous pression est en train de prendre le dessus ». C'est ainsi qu'un observateur plutôt pessimiste quant aux fruits de la révolution – car c'en était bel et bien une – qui s'est déroulée il y a trois ans en Afrique du Nord et au Moyen-Orient résumait récemment la situation dans la sous-région.

Il est vrai qu'en cette dernière période, nous avons connu la guerre dévastatrice entre Israël et les Palestiniens à Gaza : plus de 2100 Palestiniens ont été tués, ainsi que 70 Israéliens, avec la constitution d'une nouvelle armée de sans-abris, et tout ça, sans qu'aucun des enjeux n'ait été résolu. Quatre pays sont maintenant plongés dans la guerre – Syrie, Libye, Iraq, Yemen. Tandis qu'en Égypte, un nouveau régime autoritaire est arrivé au pouvoir. même en Tunisie, on ne voit pas non plus la mise en place d'un régime purement démocratique-bourgeois. Ce pays de 10 millions d'habitants semble n'avoir jusqu'ici évité que de justesse le double fléau de la guerre civile et du sectarisme qui s'est emparé du reste de la sous-région. Mais même en Tunisie, ces facteurs sont présents : la Tunisie est notamment le pays qui a envoyé le plus grand nombre de djihadistes étrangers partis combattre en Syrie, Iraq, etc. (ils seraient 3000). 

Enfin, on a le groupe « État islamique » dont le but est un retour au Moyen Âge et au califat, qui décapite les otages et dont les méthodes médiévales inspirent tant de terreur que ses ennemis s'enfuient sans combattre. Mais l'Arabie saoudite est elle-même adepte de ces pratiques : elle a décapité 59 personnes cette année ! Au fond, EI ne fait que répéter les méthodes qui lui ont été enseignées par l'impérialisme. Le capitalisme britannique était lui aussi friand de décapitations en Malaisie dans le cadre de sa lutte contre les guérillas indépendantistes après la Seconde Guerre mondiale.

En tant que marxistes, notre vision ne peut être qu'optimiste. Mais cette vision ne doit jamais nous aveugler au point de nous interdire une analyse réaliste de la situation à laquelle sont confrontées les masses de la sous-région. On est vraiment dans un contexte extrêmement déprimant, où des forces djihadistes sectaires – surtout sunnites avec EI, bien que les milices sectaires chiites ne soient elles aussi pas en reste – occupent le devant de la scène et menacent la vie de millions de gens. 

Mais nous devons continuer à expliquer que cette situation n'est pas inévitable, ne l'a jamais été, et qu'elle n'est d'ailleurs pas si désespérée que ce que pensent la plupart des observateurs qui se contentent d'analyser les évènements de loin sans chercher à y intervenir. En Égypte, en Tunisie, en Libye, les occasions n'ont pas manqué pour éviter de tomber dans l'impasse sectaire. Souvenons-nous par contre du fait que certains soi-disant marxistes, comme le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) en France, ont soutenu le bombardement impérialiste de la Libye. Ces personnes doivent à présent assumer la responsabilité politique du chaos sectaire actuel, de l'éclatement du pays et de l'arrivée au pouvoir de divers seigneurs de guerre islamiques.

EI est une force politique d'extrême-droite dont la présence empêche
le développement d'organisations nationales de classe.

L'Égypte


Ce n'est pas non plus le degré de conscience (ou le manque de conscience) des masses qui est la cause de cette impasse et du recul de la révolution. Si de nombreuses occasions ont été ratées, c'est à cause de l'absence d'organisations prolétaires disposant d'une autorité et d'une direction rompue à la lutte, et donc implantée parmi les masses, surtout en ce qui concerne la construction du mouvement des travailleurs en Égypte pour en faire une force politique avec laquelle il aurait fallu compter. Cela aurait pu avoir un puissant impact sur l'évolution de la situation. 

Nous avons mentionné tout à l'heure, dans notre introduction, des situations où les chiites et sunnites iraqiens manifestaient ensemble pour défendre leurs intérêts communs et pour exprimer leur solidarité. On a également vu en Égypte une participation massive au cours de la révolution de femmes et de jeunes qui se mobilisaient pour défendre les minorités, dans le but de contribuer à l'unification du processus révolutionnaire. Malheureusement, certaines forces de gauche ont répété l'erreur commise lors de nombreuses autres révolutions dans le monde néocolonial, qui consiste à faire confiance à des alliés de la classe prolétaire qui ne sont au final que des alliés temporaires – les bourgeois libéraux et autres forces non prolétariennes.

Tout cela a ouvert la voie au retour de l'appareil de sécurité hérité du régime Moubarak (qui n'avait jamais complètement dégagé). C'est ainsi que cet appareil a pu installer le nouveau régime militaire de Sissi, avec le soutien d'une large partie de l'opinion publique. La débandade du bref régime des Frères musulmans, miné par son autoritarisme et son intolérance, a été acclamée par la majorité de la population qui s'était retrouvée plongée dans le désordre, le chaos et l'effondrement économique. 

Le nouveau gouvernement constitué il y a cinq mois semble faire obstacle aux chances d'amélioration du niveau de vie des masses. Les évènements ailleurs au Moyen-Orient ont cependant contribué à renforcer ce régime. Si le gouvernement américain a émis quelques faibles protestations concernant le coup d'État et le « manque de démocratie », Obama est resté silencieux pendant que le régime arrêtait, persécutait, torturait et tuait des artistes, des syndicalistes et d'autres opposants.

En plus, l'évolution combinée de la situation géopolitique dans la sous-région – surtout depuis l'émergence de EI – a permis au régime de se consolider. L'Arabie saoudite et les Émirats-arabes-unis ont versé 2 milliards de dollars (1000 milliards de FCFA) pour stabiliser l'économie égyptienne. Les bourgeois locaux ont eux aussi contribué à financer le plan d'élargissement du canal de Suez mis en place par Sissi, à hauteur de 8,5 milliards de dollars (4600 milliards de FCFA). Avec tout ça, Sissi a commencé à se rêver en nouveau Nasser. 

Mais Nasser était arrivé au pouvoir dans un monde qui était en pleine croissance économique et partagé entre l'impérialisme américain et l'Union soviétique stalinienne ; c'est ce contexte qui lui a permis de se maintenir au pouvoir tout en faisant beaucoup de concessions aux masses. Le développement mis en œuvre à son époque dépendait d'ailleurs fortement de l'aide de l'Union soviétique et de ses vastes ressources. Le nouveau régime égyptien se retrouve aujourd'hui dans une situation complètement différente, où il ne pourra pas compter sur une aide de cette ampleur. Après une première phase d'attente, une nouvelle vague de contestation va forcément se produire.

Toutes les révolutions contiennent en elles-mêmes un élément de contre-révolution. Il y a même certains moments où la réaction semble dominer et où les éléments révolutionnaires sont repoussés à l'arrière-plan – comme on l'a vu en Russie en juillet 1917. La force de cette contre-révolution dépend en partie de la profondeur avec laquelle la première vague de la révolution a balayé les fondations de l'ancien régime, mais aussi de la présence et de la puissance d'un parti révolutionnaire et de l'implantation de ce dernier parmi les masses. Les révolutions dans la sous-région se sont globalement déroulées sans aucune organisation de la classe prolétaire et des masses pauvres, sans même le début d'un parti révolutionnaire.

Une fois que les masses commenceront à perdre leurs illusions dans le nouveau régime, une nouvelle phase de la révolution égyptienne va arriver. La perspective de la résistance de la classe prolétaire ne peut pas être écartée. En cette période, il est crucial de construire et de renforcer les organisations des travailleurs, tout comme sont cruciales la construction et le renforcement des forces du CIO dans la sous-région – en Tunisie, au Liban et en Israël/Palestine, où notre section accomplit un travail particulièrement héroïque. Tout cela vise à nous préparer pour la période où la classe prolétaire repartira une fois de plus à l'action, tirant les leçons de son expérience et prête à accomplir les tâches de la révolution égyptienne.

Le général Sissi utilise une rhétorique pseudo-nationaliste pour justifier
son coup d'État, après avoir replacé les cadres de Moubarak au pouvoir.
Dans le contexte mondial actuel, cela ne peut durer qu'un temps.

Israël/Palestine


En Israël, la classe dirigeante se sent particulièrement menacée par la résurgence de la contestation des Palestiniens vivant en Israël, du côté israélien du “mur de séparation” entre Israël et les territoires occupés. Cette contestation a pris la forme d'émeutes et d'actes de terrorisme individuel, surtout à Jérusalem-Est, mais aussi à Tel Aviv.

Cette vague de colère tire ses racines d'avant la guerre de juillet-aout à Gaza. Elle a pris après l'assassinat et l'arrestation de masse de Palestiniens par l'armée israélienne en Cisjordanie, et la mise à feu d'un Palestinien par un groupe d'Israéliens d'extrême-droite à Jérusalem-Est. Puis on a eu la dévastation de la guerre de Gaza, la répression des Palestiniens à Jérusalem-Est qui a suivi la guerre, et les incursions d'Israéliens sur le site sacré du mont du Temple, qui ont constitué de nouvelles provocations.

De nouvelles mesures répressives ont été prises, comme une nouvelle loi qui condamne à 20 ans de prison les gens qui jettent des pierres. Mais aucune répression, même la plus féroce, ne pourra empêcher la vague de contestation qui ne cesse de monter.

Les pourparlers de paix qui avaient précédé la guerre ont été abandonnés sans que le Premier ministre Netanyahou n'y ait fait la moindre concession. Au contraire, c'est au cours de ces neuf mois de négociations, qu'on a annoncé la construction prochaine de plus de 13 000 nouveaux logements dans les colonies – et ça continue. L'accord qui visait à libérer des milliers de Palestiniens détenus dans les prisons israéliennes a lui aussi été oublié. Les missiles tirés cet été depuis Gaza, le plan de réconciliation entre le Fatah et le Hamas, la montée en puissance de EI dans la sous-région, sont utilisés dans la propagande du gouvernement Netanyahou pour justifier son refus en bloc de toute avancée vers la création d'un État palestinien. 

Mais la pression monte, de la part des grandes puissances tout comme au sein d'Israël, et la classe dirigeante israélienne est à présent totalement divisée quant à la route à suivre. D'un côté, elle veut éviter toute idée d'une solution à “un État” dans lequel les Palestiniens vivraient en Israël avec les mêmes droits que les Juifs ; d'un autre côté, elle est contre toute idée d'un État palestinien indépendant “ennemi” et disposant de sa propre armée juste devant chez elle.

Le ministre de l'Économie Naftali Bennett, dirigeant du parti “Foyer juif” (HaBayit HaYehudi), a proposé l'annexion des principaux blocs de colonies et rejette l'idée d'un État palestinien dans le reste des territoires.

Quoiqu'il en soit, l'occupation ne peut pas durer indéfiniment. Et vu la misère qui prévaut dans tous ces territoires – surtout à Gaza – tous les matériaux sont là pour l'arrivée d'une troisième intifada.

Vu la division du gouvernement israélien – une coalition de cinq partis qui ont chacun leurs propres objectifs –, on parle de plus en plus de la possibilité d'élections anticipées l'an prochain. En plus de son incapacité à résoudre le conflit national (ce qui est impossible sur une base capitaliste), l'économie israélienne stagne, ce qui pousse les grands patrons à réclamer encore plus d'attaques d'austérité. Cependant, on voit que presque directement après la guerre de juillet-aout, de nouvelles luttes ont été engagées par la classe des travailleurs israéliens, ce qui montre que non seulement la combativité existe, mais qu'elle a le potentiel de croitre et de s'étendre en réponse aux attaques à venir.

Les populations palestinienne et israélienne doivent s'unir dans la lutte
contre leur véritable ennemi commun : l'État colonial israélien

EI, la Syrie, l'Iraq, la Turquie


La crise provoquée par le groupe “État islamique” (ad-Dawlah al-Islāmīyah) fait partie d'un conflit plus large qui a pris tout le Moyen-Orient et qui n'est somme toute que la continuation de la guerre d'Iraq, son résultat et sa conséquence, avec des répercussions géopolitiques dans la sous-région mais aussi dans le reste du monde. EI est la descendance d'al Qā’ida, mais est plus efficace en termes de financement, est parvenu à établir ce qui ressemble de plus en plus à un véritable “État”, et est présent sur un bien plus grand nombre de terrains, constituant donc une menace pour tous les régimes du Moyen-Orient ainsi que pour l'impérialisme occidental qui ne fait ainsi que récolter les fruits de ce qu'il a semé. 

Rappelons-nous que nous avions déjà prédit tout cela 13 ans auparavant dans notre analyse de la montée en puissance de l'islam politique de droite, de la folle perspective d'un nouveau califat et de la philosophie sectaire d'al Qā’ida. Nous avions également anticipé en gros le résultat de la guerre d'Iraq et ses conséquences non voulues, y compris le discrédit total des auteurs de la guerre, en particulier Bush et Blair. 

Plus récemment, lors de la réunion de notre comité exécutif international de l'année passée, nous avions estimé que le régime d'el Assad, même s'il était sérieusement affaibli et malgré les centaines de milliers de victimes et de réfugiés, ne serait pas facilement renversé. Cela, parce que l'opposition à el Assad avait (et a toujours) un caractère essentiellement sectaire qui se fondait essentiellement sur la population sunnite, ce qui allait permettre au régime syrien de mobiliser l'opposition des chiites et des autres minorités ethno-religieuses qui craignaient à juste titre de se voir persécutés en cas de victoire de cette opposition.

Mais en même temps, nous avions prédit que ce conflit allait se poursuivre, et qu'il allait sans doute mener à l'instauration d'un arc du sectarisme s'étendant du Pakistan au Moyen-Orient et qui aurait des répercussions sur les musulmans partout dans le monde, y compris dans les pays les plus industrialisés. Les conséquences de tout cela allaient être une forte hausse dans ces pays avancés du nombre de candidats au départ pour le djihad en Syrie, en Iraq, etc. Ces mêmes djihadistes pourraient ensuite revenir dans leurs pays d'origine pour y commettre des actes terroristes fanatiques, y compris des attentats-suicides, ce qui pourrait gravement nuire à l'unité de la classe prolétaire. Au Royaume-Uni par exemple, le gouvernement estime que plus d'un millier de ses citoyens sont partis au Moyen-Orient pour y être endoctrinés par les idées messianiques destructrices de EI – et le nombre de ces apprentis djihadistes pourrait être encore plus grand dans les autres pays européens. 

Des bombardements à grande échelle pourraient avoir des conséquences désastreuses parmi les rangs de la classe prolétaire. Par conséquent, la situation des masses, pas seulement au Moyen-Orient mais partout dans le monde, en sera affectée. Prôner l'unité de classe s'avère donc plus important aujourd'hui que jamais, surtout vu les relents empoisonnés des discours racistes et ethnicistes haineux qui sont éructés par l'extrême-droite et par ses alliés “respectables”.

EI s'est construit à partir de certains restes d'al Qā’ida mais aussi à partir de certaines fractions baathistes, y compris des hauts officiers de l'armée iraqienne qui en avaient été expulsés par les occupants de la coalition dirigée par les États-Unis et par le gouvernement à majorité chiite de l'ex-Premier ministre al Maliki. D'autres jeunes gens ont été attirés à partir de l'étranger, dont beaucoup viennent d'une culture musulmane et se sentent discriminés et exclus par la société. On estimait cette année qu'environ 15 000 à 20 000 djihadistes de EI sont des étrangers. 

Mais EI n'est pas apprécié par tout le monde. Un dirigeant bien connu d' al Qā’ida, disciple de ben Laden, a condamné les méthodes de EI, qu'il décrit comme une « machine de mort et de destruction ». Il a décrit ses combattants comme des « chiens de l'enfer ». L'Arabie saoudite, dont certains ressortissants (voire le gouvernement) financent EI, a toutefois récemment décidé de traiter cette organisation d'« infidèle ».

Car EI est une organisation fondamentalement différente d'al Qā’ida. Cette dernière avait un caractère très “assymétrique”, sans aucune base territoriale, plus comme une “multinationale” anonyme. Elle attaquait l'“ennemi dans le lointain”, les pays impérialistes. EI est bien plus ancrée sur son territoire, se donne le nom d'“État”, et est surtout concernée par la lutte contre l'“ennemi proche” qui se trouve dans la sous-région. 

En outre, avec la capture de Mossoul (la deuxième plus grande ville d'Iraq, dans le nord du pays, 3 millions d'habitants, l'ancienne Ninive) et de ses champs pétroliers, EI s'est emparé d'une véritable manne financière. EI est très bien équipé militairement, avec de nombreuses armes acquises au cours de son incursion fructueuse en Iraq qui l'a amené aux portes de Bagdad. Cependant, ses tentatives de collaborer avec les dirigeants des tribus locales ne pourront pas durer indéfiniment. La récente fusillade de membres de tribus dans la province d'al Anbār (Ouest iraqien) indique que des tensions vont se développer.

Il est clair aussi que l'armée iraqienne, même si la majorité de ses soldats sont chiites, n'était pas prête à mourir pour défendre le régime corrompu d'al Maliki. Les Iraqiens en général ne se sont jamais retrouvé dans la politique sectaire de son gouvernement. Ce qui a mené à son remplacement par un autre chiite, Haïder al Abadi : « Au plus tout change, au plus tout reste le même ». C'est à peine si on trouve un sunnite dans le gouvernement ; de plus, la population sunnite, surtout les anciens officiers de l'armée de Saddam Husseïn, ne vont certainement pas répondre à un nouvel appel au “sursaut” national et à rejoindre l'armée iraqienne pour aller combattre EI, vu qu'aucun d'entre eux n'est prêt à se battre pour ce régime sectaire anti-sunnite. Cela signifie que le gouvernement va de plus en plus devoir compter avec les milices chiites, qu'on accuse déjà d'employer les mêmes méthodes que EI, y compris des massacres sectaires. 

En conséquence, la situation en Iraq est complètement bloquée, tandis que le pays se divise de plus en plus selon des lignes ethniques et religieuses et qu'on voit les frontières de nouveaux États en train d'être tracées sur les ruines de l'Iraq, comme nous l'avions prédit il y a 11 ans. Tout cela va certainement avoir de très fortes retombées sur les États voisins, surtout sur la Jordanie et le Liban, à leur tour menacés de désintégration.

La Turquie s'est elle aussi retrouvée entrainée dans ce cyclone. Obama met la pression sur la Turquie pour qu'elle attaque EI, qui menace de prendre la ville syrienne de Kobanê. Les frappes aériennes américaines ne seront jamais suffisantes pour vaincre EI, et les milices kurdes faiblement équipées sont elles aussi incapables de remporter une victoire décisive. 

C'est pourquoi les États-Unis ont appelé la Turquie, qui possède la troisième plus grande armée de l'Otan, à attaquer EI et à autoriser la coalition anti-EI à utiliser ses bases aériennes dans le cadre de sa campagne de bombardement. Erdoğan, le président turc, refuse, à moins que les États-Unis ne décident de renverser el Assad, ce que les Américains ne veulent pas faire. Au moment où nous écrivons, aucune décision n'avait encore été prise à ce niveau. Il est probable que la Turquie va finalement céder à la pression et attaquer EI, mais les résultats de cette campagne sont pour l'instant difficiles à prédire.

Il peut être intéressant de comparer toute cette situation à la crise qu'a constitué la guerre de Trente Ans, dans l'Europe féodale du 17ème siècle (1618-1648). Cette guerre avait démarré en tant que conflit religieux entre catholiques et protestants en Allemagne, mais a fini par mener à la dissolution du Saint-Empire germanique et à un conflit entre les différentes puissances pour la suprématie en Europe. Cette guerre a attiré d'innombrables mercenaires et a infligé de terribles souffrances à l'ensemble du continent. On peut sans doute prédire un sort similaire au Moyen-Orient au cas où il ne parviendrait pas à se sortir du capitalisme.

Obama a déjà avoué qu'il pense que ce conflit est bien parti pour durer « des années ». En outre, il ne va pas se limiter au Moyen-Orient, mais est aussi appelé à se propager en Afrique de l'Ouest – surtout avec le Boko Haram au Nigeria mais dont les activités commencent à s'étendre au Cameroun et au Niger –, en Afrique de l'Est – avec les milices al-Shabbaab en Somalie et au Kenya –, en Asie, et dans les pays industrialisés. La seule manière de combattre ces horreurs à venir est de bâtir l'unité de la classe des travailleurs via de puissantes organisations luttant pour un programme socialiste.

Les combattants de EI n'ont rien de héros antiimpérialistes. La plupart de
leurs cibles sont de simples civils chiites, chrétiens, des minorités ethniques
non arabes, et toute personne jugée pas assez musulmane à leur gout,
y compris des sunnites pratiquants.  Cela ne fait que créer la division.
La base de l'économie reste quant à elle capitaliste.

La Russie et l'Ukraine


Nous avons publié de nombreuses analyses dès le début sur le conflit russo-ukrainien, y compris des articles programmatiques, des revendications transitoires quant à la question nationale, et des perspectives concernant cette guerre et les répercussions qu'elle pourrait avoir sur l'équilibre des relations mondiales, etc. Bien qu'une certaine controverse soit apparue au sein du CIO – surtout concernant le rôle de la Russie dans ce conflit –, celle-ci est à présent en grande partie résolue. De plus, les erreurs que nous avons pu commettre sont restées fort minimes comparées à la position prises par certains théoriciens “trotskistes” qui ont cru bon de se rallier à l'un ou l'autre camp nationaliste dans le cadre de cette crise.

Nous avons été particulièrement frappés par la position de nos anciens camarades de la désormais minuscule Tendance marxiste internationale (IMT, International Marxist Tendency), qui ont adopté une position pro-Moscou, soi-disant pour “combattre le fascisme”. Voici ce que leur dirigeant Alan Woods, ex-membre du CIO, a déclaré lors d'un meeting à Londres où participait également le Parti communiste britannique : « Ce n'est pas mon rôle de critiquer l'oligarchie russe, mais si je devais le faire, ce ne serait pas pour dire qu'elle est trop intervenue, mais pour dire qu'elle n'est pas intervenue du tout ». 

Le même Woods a été jusqu'à déclarer qu'« Il n'y a pas de question nationale » en Ukraine, et que « Lorsqu'on trouve d'un côté l'impérialisme américain, l'Otan, Angela Merkel, le gouvernement Con-Dem britannique et les fascistes ukrainiens, je sais de quel côté je dois me placer ». La conclusion logique de tout ceci serait que le mouvement des travailleurs – puisque ces déclarations viennent d'un “marxiste” – devrait se positionner du côté du régime oligarchique de Poutine et soutenir son intervention en Ukraine. 

Notre position a par contre toujours été de soutenir les aspirations nationales légitimes des divers peuples d'Ukraine et de Crimée, tout en appelant à lutter contre les forces d'extrême-droite ou carrément fascistes en Ukraine, qui n'ont d'ailleurs pas obtenu plus de 3 % des votes lors des élections présidentielles. Au même moment, nous avons cherché à défendre l'unité de classe, en accordant un soutien critique aux forces véritablement socialistes sur le terrain, même si celles-ci sont très faibles.

Il est très important de soutenir les aspirations véritablement démocratiques et nationales des peuples d'Ukraine et de la sous-région. Par exemple, considérant la Crimée, il était correct de soutenir le droit à l'auto-détermination – y compris à l'indépendance vis-à-vis de l'Ukraine – qui semblait être le souhait de la grande majorité de la population. En même temps, il est du devoir des marxistes, lorsqu'ils décident de donner un soutien critique aux mouvements indépendantistes véritables, de défendre les droits de toutes les minorités ; dans le cas de la Crimée, cela s'applique aux Tatars, aux Ukrainiens et Russes ukrainophones, etc.

Bien que ni la Russie, ni l'Ukraine n'ait formellement déclaré l'état de guerre – l'essentiel des combats étant menés par des milices non-officielles – les six mois de conflit ont néanmoins causé 4000 décès. Le gouvernement allemand estime qu'entre 500 et 3000 Russes ont été tués lors de cette guerre. Cependant, le conflit semble à présent officiellement “gelé”, même si quelques escarmouches se sont produites après les deux élections. 

L'accord de libre-échange avec l'Union européenne signé au moment du cessez-le-feu qui a mis un terme à la guerre n'entrera réellement en application qu'à partir de la fin 2015. Pendant ce temps, l'Ukraine va pouvoir exporter ses produits agricoles en Europe sans payer de frais de douane, tandis que les marchandises européennes seront toujours taxées en entrant en Ukraine. Le magazine The Economist déclarait que : « C'est justement ce que la Russie demandait avant le début de la crise ukrainienne, mais on lui avait répondu d'aller se faire voir. De nombreux observateurs ukrainiens préviennent que l'accord d'association pourrait encore être revu à la baisse ». 

On rapporte que certains hauts cadres européens se sont laissés aller au désespoir lorsqu'on leur a parlé d'un report des négociations tripartites entre l'Ukraine, la Russie et l'Union européenne. L'un d'entre eux se serait même exclamé « C'est Munich en 1938 ! » – une toute petite exagération tout de même (les accords de Munich en 1938 signés entre la France, le Royaume-Uni, l'Allemagne nazie et l'Italie fasciste, autorisaient l'Allemagne à annexer les territoires appartenant à la Tchécoslovaquie mais de citoyens d'ethnie allemande, lors de la fameuse “Crise des Sudètes” ; cela a constitué une des premières étapes vers la Seconde Guerre mondiale).

L'Ukraine seule ne peut pas vaincre la Russie, vu que son armée est bien inférieure. Mais Poutine lui-même n'est pas tout puissant. L'Afghanistan a bien montré que c'est une chose de mener une opération de type militaro-policier pour « sauver nos gars », mais c'en est une toute autre de mener une opération militaire d'occupation à grande échelle dans le “proche-étranger”. De plus, on estime que les sanctions, même si elles n'ont pas fait fléchir la Russie, ont causé une perte de 5 % du PIB, avec un effet dommageable sur le niveau de vie de la population russe, qui va se faire ressentir encore plus vivement si les sanctions continuent et s'intensifient. 

En Ukraine elle-même, beaucoup de gens craignent que des parties entières du pays, surtout dans l'Est, ne tombent dans un scénario “à la somalienne”, par lequel le Donbass (bassin charbonnier de Donietsk) deviendrait un territoire sans gouvernement servant de refuge à des bandits à partir duquel ils lanceront des raids dans le reste de l'Ukraine pour piller, kidnapper et voler. The Economist estime que « On pourrait assister à une répétition de la situation en Moldavie, avec la sécession de la Transdnistrie – un genre de “cantonisation” d'une partie du pays, contrôlée par des services de sécurité privés ».

Les rebelles de Donietsk ont beau embrasser l'icône de “Saint Poutine”,
ce dernier est tout aussi responsable de leurs malheurs qu'Obama,
et qui plus est, il est tout aussi prêt à les lâcher au premier moment

Une bataille pour le territoire, le prestige et l'influence


Poutine s'est rendu au début extrêmement populaire en Russie – allant jusqu'à se hisser à 90 % dans les sondages – pour son intervention en Ukraine et en Crimée. Cependant, le cout de la guerre, en plus de la chute du prix du pétrole, a entrainé de grandes pertes pour le budget russe, ce qui à terme va fragiliser le régime. Même certains oligarques pro-Poutine ont averti du fait que le pays se tient au bord de la récession. On estime que chaque baisse de 1 $ du prix du baril de pétrole mène à une perte de 2,3 milliards $ (1300 milliards de francs CFA) pour le budget d'État. Comme le pétrole et le gaz comptent pour la moitié du revenu de l'État, il devient très difficile pour le Kremlin de trouver les fonds qui lui permettaient de financer sa stabilité sociale et politique.

Les nombreux facteurs entrecroisés présents dans la sous-région signifient que le conflit en Ukraine pourrait, à un certain stade, s'intensifier pour atteindre le stade d'une véritable guerre entre la Russie et l'Occident – directe ou par États satellites interposés. Certains analystes bourgeois ont même émis l'idée que la Russie, au cas où elle se retrouverait encerclée et assiégée politiquement, pourrait recourir à son arsenal nucléaire. 

Les échanges de discours et d'insultes qui ont eu lieu entre Obama et Poutine rappellent l'époque de la “Guerre froide”. Mais nous devons bien insister sur ce fait évident : il ne s'agit plus ici d'un conflit entre deux système sociaux différents – capitalisme VS “socialisme” stalinien –, comme c'était le cas pendant la Guerre froide, mais d'une “simple” lutte entre deux puissances impérialistes impliquées dans une lutte pour le territoire, le prestige et l'influence.

Cela a été illustré par l'attaque très ciblée, presque personnelle, d'Obama contre la domination russe en Ukraine. Poutine a répondu de manière encore plus explicite en invoquant le spectre de la Guerre froide, disant que « Les États-Unis se sont auto-proclamés vainqueurs de la Guerre froide » avant de chercher à soumettre le monde à leur « diktat unilatéral » pendant deux décennies. Il a critiqué les interventions américaines au Kosovo, en Afghanistan, en Iraq et en Libye, en plus de leurs soutiens aux “révolutions de couleur” qui n'ont en général pas obtenu quoi que ce soit. 

Poutine voulait en fait prévenir le capitalisme américain et occidental en général que s'il continuait à intervenir dans la “sphère russe” – Asie centrale et Europe de l'Est, y compris les États baltiques – la Russie ne se laisserait pas faire. Les États baltiques (Estonie, Lettonie, Lithuanie) sont une zone de tension où, même si ces pays font aujourd'hui partie de l'Union européenne, une grande partie de la population est russophone et se sent discriminée. Si des conflits se développaient dans ces pays, Moscou considèrerait certainement une intervention. 

D'un autre côté, Poutine offre aux États-Unis une coopération dans la lutte contre EI et contre le “terrorisme mondial”. Cela montre qu'une nouvelle période chaotique de relations mondiales arrive, qui, dans certaines régions et dans certaines circonstances, pourrait avoir pour résultat des conflits militaires, si pas directement entre les grandes puissances, alors de manière indirecte par États satellites interposés.

En même temps, la classe prolétaire n'est pas prête à rester là à observer passivement l'évolution de la situation. Le mouvement à l'origine des évènements en Ukraine, le “maïdan”, avait d'importants éléments au caractère social. Il y a toujours de petits mouvements de travailleurs qui s'opposent à la réaction des deux côtés de l'Ukraine et ailleurs.

La Guerre froide, qui opposait un bloc capitaliste à un bloc “socialiste” (stalinien)
est finie. Le conflit entre l'Occident et la Russie est un conflit “normal” entre
deux impérialismes – entre deux groupes de bandits pour le repartage du monde.
En attendant, personne ne se soucie de l'indépendance de l'Ukraine.

Les Balkans

Le président de la Croatie, pays de l'ex-Yougoslavie qui a récemment rejoint l'Union européenne, a fait ce commentaire : « Il y a dans la société croate un manque de confiance largement répandu envers le capitalisme … Les gouvernements se sont succédé en Croatie sans être jamais parvenus à accomplir les réformes de l'économie [càd. des mesures pro-capitalistes] qui sont nécessaires pour attirer les investisseurs étrangers … Lorsqu'arrive un important investisseur, la société réagit avec le sentiment que “Voilà quelqu'un qui est venu faire du profit sur notre dos, on n'en veut pas” ».

Ce genre de remarques montre bien qu'en Europe centrale et orientale (ce qui s'applique aussi aux pays de l'ancienne Union soviétique) couvent toujours les braises de la conscience qui accompagnait les économies planifiées qui dominaient autrefois ces sociétés. De nos jours l'économie de la Croatie est en ruines, avec une récession qui dure depuis 6 ans et qui « menace de se prolonger » l'an prochain. 

Cela est vrai pour la Croatie mais aussi pour l'ensemble de la sous-région que représente les divers États de l'ex-Yougoslavie et le reste des Balkans (Roumanie, Bulgarie…). On a vu de nombreux mouvements sociaux dans les Balkans qui ont explicitement rejeté les divisions ethniques pour en appeler à la conscience de classe. Ceux-ci sont les premiers signes des grandes luttes que les masses dans ces pays et à travers toute la sous-région s'apprêtent à mener au fur et à mesure qu'elles vont revenir à leurs traditions combatives, révolutionnaires et socialistes.

Manifestations de masse en Bosnie-Herzégovine début 2014

Lien vers la quatrième partie de ce document : perspectives pour l'Asie et l'Afrique.

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