mardi 16 septembre 2014

Côte d'Ivoire : critique de la politique personnifiée

La place fondamentale de l'idéologie dans la lutte


Lettre ouverte aux militants de la résistance patriotique ivoirienne (dits « pro-Gbagbo »), par notre sympathisant Victor Prado (France)

Avant-propos :

Ma motivation à créer un exposé qui traiterait de la place de l'idéologie dans la lutte des Ivoiriens, sympathisants de Gbagbo, résulte d'une conjonction particulière d'expériences personnelles que j'ai eues depuis que j'ai choisi de m'investir dans les causes politiques qui me paraissent justes, mais aussi, qui sont globalement en relation avec mes valeurs.

Comment choisit-on de soutenir un combat politique comme celui de Laurent Gbagbo ou de rentrer dans un mouvement panafricain alors qu'on n'est pas né en Côte d'Ivoire et qu'on n'est pas non plus africain ? J'en suis arrivé à la conclusion que c'est parce que les idées peuvent transcender les questions personnelles. Ce n'est pas une grande trouvaille en soi, mais suffisante pour me pousser à vous donner ma vision de ce que cela signifie dans les combats politiques que nous pouvons mener tous les jours, que ce soit en tant que citoyen d'un pays ou en tant que militant de la résistance patriotique ivoirienne. Ces notions dont je vais vous parler s'appliquent partout en politique.



Je vais donc commencer par une définition :

Politique (Larousse) : du grec politikos, de polis (ville), relatif à l'organisation du pouvoir dans l'état, à son exercice ; ensemble des pratiques, faits, institutions et déterminations d'un État ou d'une société ; manière d'exercer l'autorité dans un État ou une société ; manière concertée d'agir, de produire une affaire ; stratégie.

Dans la même définition, on trouve les termes « homme politique » : personne qui s'occupe des affaires publiques, qui fait de la politique ; « droits politiques » : droits en vertu desquels un citoyen peut participer à l'exercice du pouvoir, directement ou par son vote ; et « philosophie politique » : étude comparative des différentes formes d'exercice du pouvoir et d'organisation des sociétés.

On voit donc bien qu'il est question, dans la politique, de lier pouvoir et société, autorité et organisation des affaires publiques ; la politique est la manière concertée – ou non – de produire et de mener une stratégie de groupe sur des questions qui concernent le groupe. Ce groupe peut être la société dans son ensemble, une entreprise, une association de personnes ou les habitants d'une région, une ville ou un village.

Quoi qu'il en soit, pour mener à bien l'exercice du pouvoir dans un groupe, pour lier pouvoirs et groupes, il faut avoir une stratégie, une manière de le faire ; cette façon de gouverner ne peut pas être aléatoire car elle est toujours sous-tendue par des intérêts publics ou exclusifs (voire privés) et donc par des objectifs qui sont soit issus de la société elle-même ou d'une partie importante de celle-ci (c'est le cas lorsqu'un groupe large de personnes se concertent ou sont consultées afin de prendre les décisions politiques), soit par les objectifs d'un individu ou d'un groupe d'individus restreints, comme c'est le cas lorsqu'une personne dirigeante ou un groupe dominant (une caste, une classe, une race, une religion, etc...) prennent des décisions politiques pour l'ensemble de la société, sans consulter celle-ci.

De prime abord, le fait même de privilégier les intérêts publics aux intérêts exclusifs d'un groupe dominant ou d'un dirigeant et vice-versa, est en soi une façon de gouverner, une stratégie, une manière de penser la politique, de penser le lien entre exercice du pouvoir et gestion des affaires.

Ce sont là les prémices d'une idéologie politique et ce sont ces différentes idéologies que la philosophie politique s'amuse à comparer, comme l'a fait Aristote en sont temps, en étudiant les modalités, l'histoire et les origines possibles, les risques et les avantages de chacune.

Je ne vais pas faire ici de la philosophie politique, mais je vais essayer d'argumenter pourquoi, à mon sens, l'idéologie politique est la base de tout débat qui se veut politique et pourquoi toutes les luttes, tous les combats qui se disent politiques, se doivent d'être, avant tout, idéologiques.

La science politique est d'abord née dans la Grèce antique, sous l'égide
des grands penseurs de l'époque, mais surtout poussée par les terribles conflits
entre classes sociales qui se déroulaient à l'époque


1) La personnification de la politique en général

Ce qui me frappe souvent en politique, c'est justement l'absence d'idéologie politique. On réduit les différences entre camp adverses à des problématiques personnelles, à des questions de personnalité. « Celui-ci est trop agressif, trop jeune », « Celui-là est trop mou, trop vieux », « Ceux-ci s'intéressent seulement au pouvoir », « Ceux-là sont incompétents »…

Mais tandis qu'on essaie d'argumenter d'un côté et de l'autre les qualités et les défauts de telle ou telle personne, de tel ou tel groupe de personnes afin de s'estimer différent, on ne parle pas d'idéologie.

Quand on ne parle pas d'idées politiques, au fond on ne parle pas vraiment de politique, puisque la
politique est une façon de penser le pouvoir par rapport au groupe.

Spéculer sur les personnalités des uns et des autres dispense souvent les politiciens de poser les vraies questions et de mener des débats de fond. En outre, je ne pense pas que cela soit juste une coïncidence pour ces derniers que de reléguer l'idéologie au second plan, en nous faisant choisir une personnalité particulière plutôt que des idées, on nous fait admettre ainsi de facto que nous serons gouvernés selon les volontés personnelles de quelqu'un et non selon les idées qu'il est censé défendre.

Nombre de politiciens s'efforcent de dépolitiser les débats et donc de brouiller les différences existantes entres représentants ou partisans de deux camps politiques distincts, soit dans le but de les rapprocher, soit dans le but de leur reprocher que l'hostilité affichée de l'un envers l'autre est due à des positions sans fondement légitime autre que la rancune et des sentiments peu louables (jalousie, haine, etc...).

Je peux prendre comme exemple la question de la « réconciliation ivoirienne » voulue et organisée par le gouvernement d'Alassane Ouattara.

Le terme même de « réconciliation » est significatif de cette volonté d'écarter toute dimension idéologique dans un débat entre deux factions pourtant politiques.

Dans le dictionnaire, on trouve la définition suivante du verbe réconcilier : « rétablir des relations amicales entre des personnes brouillées » on pourrait alors croire qu'il s'agirait juste de poser les bases de relations cordiales entre les deux parties, pour que l'opposition idéologique, la pluralité politique propre au système démocratique parlementaire, puisse se poursuivre sans violence, mais ce verbe a aussi un autre sens qui est « inspirer à quelqu'un une opinion plus favorable de quelque chose, faire cesser le désaccord qui existait avec quelqu'un ».

On voit mal comment on pourrait avoir des idéaux opposés, penser la politique de façon différente de son voisin et avoir des opinions favorables sur sa vision politique ou même être carrément d'accord avec lui.

Lorsqu'on entame une réconciliation proprement dite entre deux rivaux, on ne parle pas de convergence ponctuelle sur une idée, il ne s'agit pas d'un compromis en toute cordialité, mais bien de « rétablir une relation amicale » ce qui suppose – en plus ! – qu'il y en ait eu une auparavant (j'y reviendrai aussi tout à l'heure).

Or une relation amicale ou une amitié, supposent « une relation où il n'y a pas d'enjeu, une relation de sympathie ou d'affection ». Dites moi quelle relation amicale peut-il y avoir entre deux idéologies politiques contradictoires ou différentes, hormis celle des personnes qui les portent ?

De la même façon que n'importe qui peut avoir des amis avec lesquels il n'a pas d'affinités politiques, la réconciliation entre amis ne peut avoir lieu que sur des sujets sur lesquels on partage un même point de vue ; c'est à dire, dans le cas des divergences idéologiques, qu'on va se réconcilier sur d'autres valeurs humaines qui n'ont rien à voir avec les idéaux politiques, difficile de faire cela quand on sait que justement, les divergences proviennent de différences idéologiques.

Si une dispute éclate entre deux amis au sujet de leurs opinions politiques divergentes, il y a peu de chances qu'ils se réconcilient, à moins que, comme on l'a vu, l'un deux concède à l'autre qu'il a eu tort de penser le monde tel qu'il le conçoit, c'est à dire qu'il remette en question ses valeurs profondes qui sous-tendent la manière dont il conçoit que le pouvoir doit s'exercer sur une société.

Il y a donc peu de chances qu'une personne fasse un tel travail de remise en question, d'autant plus si la différence idéologique est importante. C'est pourquoi une amitié qui ne serait construite qu'autour de la politique, entre deux « amis » qui ont des opinions politiques divergentes, est vouée à mourir à court terme. Pour être de vrais amis, il faut avoir les mêmes valeurs, mais il faut également partager d'autres choses que la politique. Or, la « réconciliation » est un terme qui s'applique à l'amitié, pas à la politique.

Si une personne se contredit systématiquement sur ses idéaux et ses valeurs pour sauvegarder ses relations amicales, à force on dira d'elle (même si on l'apprécie) qu'elle manque de personnalité ; de même que si une personne fait passer ses intérêts financiers avant ses valeurs et ses idéaux on dira qu'elle manque de scrupules ou qu'elle est cupide.

Pourtant, on admet aisément que des gens qui se disent politiciens s'adonnent constamment à cet exercice ou réclament de leurs opposants qu'ils s'engagent dans une « réconciliation », alors qu'ils sont censés défendre nos idées, nos valeurs et que nous sommes censés leur exiger qu'ils le fassent.

Bien sûr, tout le monde aura compris que c'est cela qui est à la base de nos déceptions politiques la plupart du temps. La capacité des hommes politiques rivaux (en tout cas censés l'être), à devenir des amis et à retourner constamment leur veste a le don d'en agacer plus d'un ou d'une, mais globalement, nous restons tolérants sur cette question lorsqu'il s'agit de notre préféré ou de notre « leader », lui concédant des circonstances atténuantes.

Malheureusement, cette tolérance vis-à-vis de la personnification des débats politiques, pour quelque raison que ce soit, nous dessert au plus haut point. Laisser les amitiés et les rivalités personnelles devenir la principale préoccupation d'une lutte idéologique est un non-sens.

En effet, en admettant que l'autre est un vil adversaire, qui triche et ne respecte pas les règles de l'amitié, nous sous-entendons de facto qu'il y a une amitié sous-jacente et donc qu'il peut y avoir une relation amicale ou bien qu'il y en a eu une autrefois.

Pourtant, comme je l'ai dit plus haut, en politique, il ne s'agit pas d'aller vers une relation amicale, d'établir une amitié, mais bien de dire que nous voulons que nos idéaux soient appliqués dans la société à travers l'exercice de la politique.

Alors pourquoi sous-entendre qu'il peut y avoir une réconciliation mais que c'est « l'autre » qui n'en veut pas ?

Dans le cas ivoirien, il peut s'agir tout simplement d'une tactique de culpabilisation en rapport avec la persistance tardive d'un régime de parti unique dans l'histoire du pays qui a marqué la conscience collective.

Puisque, il y a à peine une génération, tout le monde était sous l'égide d'un seul parti où les relations d'amitié faisaient et défaisaient le pouvoir des politiciens et où on faisait la chasse aux dissidents, il a été pris l'habitude en politique ivoirienne de se réclamer du « bon camp » et de traiter l'opposant – l'autre – comme un « traitre à la patrie » ou « un déstabilisateur qui porte atteinte à la sureté de l’État ».

Mais cette spécificité n'explique pas tout et les politiciens ivoiriens ne détiennent pas le monopole de la dépolitisation des débats – comme le rappellent bon nombre d'affaires judiciaires de mœurs qui concernent des politiciens nord-américains (Clinton, Bush…) ou européens (DSK, Berlusconi…) et qui rythment “bon gré mal gré” la vie politique de nombreux pays.

Les politiciens bourgeois ont intérêt à défaire la réputation de leurs adversaires ou à donner une fausse image d'eux pour leurs propres ambitions personnelles et dans un objectif purement électoraliste ; en effet, le marché politique de la démocratie parlementaire fonctionne malheureusement sur ce schéma regrettable.

Le problème fondamental est que, du coup, on ne contribue pas à l'éducation politique des électeurs qui, n'ayant souvent pas de temps à investir dans des analyses profondes, s'arrêtent à choisir le personnage qui leur parait le plus “sympa” et passent complètement à côté de la défense de leurs intérêts ou idéaux. Ils finissent eux-mêmes par imaginer les politiciens comme de potentiels amis, faisant passer la sympathie avant les idées, alors qu'ils ne rencontreront surement jamais ces politiciens et que surement ces politiciens n'auront aucun scrupule à les traiter avec la plus grande indifférence, avec le peu de considération qu'on peut accorder à une voix exprimée sur un bulletin de vote anonyme.

Un conflit de personnalités ?


2) L'absence d'idéologie dans les mouvements politiques

Ceux qui pourraient jouer le rôle de sensibilisation nécessaire des électeurs pour une intellectualisation de la vie politique, pour le maintien d'une dimension idéologique dans les débats, ce sont les organisateurs de mouvements politiques et les militants de base des partis.

Mais là encore, les exemples sont nombreux pour montrer l'incapacité de la « résistance » à sortir de ce schéma électoraliste personnifié, et certains s'entrainent même à devenir maitres dans l'art d'esquiver les questions idéologiques – non sans rencontrer un certain succès auprès des sympathisants de la cause patriotique ivoirienne.

Les agissements des nombreux « leaders » auto-proclamés de la diaspora ivoirienne en France constituent un éventail assez exhaustif des erreurs à ne pas commettre dans une lutte.

Pour exemple, je vais prendre le mouvement politique auquel j'ai participé à mes débuts : le Cri panafricain d'Abel Naki, non pas dans une perspective de dénigrement, mais plutôt parce que son cas est utile à mon argumentation.

Je tiens à préciser qu'on ne peut pas nier que les « self-made leaders » de la résistance aient joué un rôle important et fondamental dans le rassemblement des patriotes pour les différentes actions de soutien et de lutte à la cause, mais leur efficacité de rassemblement trouve une limite incontestable dans leurs divisions personnifiées.


Petit historique du mouvement :

Abel Naki a voulu dans un premier temps rassembler un grand nombre de patriotes au sein d'un mouvement qui se voulait « panafricain » c'est à dire qui ambitionnait de porter haut les valeurs du panafricanisme humaniste et anti-impérialiste, celui de Kwame Nkrumah ou de Thomas Sankara, comme en témoignent les affiches utilisées par son mouvement dans toutes les manifestations qui portent les photos des leaders panafricains progressistes à côté de l'inscription « Cri panafricain ».

Pour ce faire, il a organisé un tour des grandes villes de France afin de rassembler derrière lui de nombreux militants avec ce slogan idéologique et la promesse de lutter pour le symbole antiimpérialiste que représente Laurent Gbagbo aux yeux de tous les Ivoiriens. Plus tard, il essaiera de faire de même aux États-Unis, avec le peu de succès que nous connaissons.

Au plus fort du mouvement, celui-ci pouvait se targuer de compter presque une centaine de membres actifs en France et le double si on comptait les sympathisants qui apportaient une participation ponctuelle. Sa capacité de mobilisation lors des manifestations était forte, car un simple appel lancé par le Cri panafricain assurait la présence d'un bon millier de personnes supplémentaires, si la météo était au rendez-vous.

Ce sont ces nouveaux membres, mobilisés dans toute la France, qui ont pendant un temps pris le dessus sur le cercle d'amis, sur le noyau dur parisien, qui s'était formé autour d'Abel Naki. Les délégations des villes nouvellement acquises ont demandé d'abord une démocratisation du mouvement, afin que les congrès n'aient pas lieu seulement à Paris mais qu'ils soient organisées par chaque délégation tour à tour et qu'ils aboutissent à la création d'une ligne politique et d'une organisation du mouvement.

Ces assemblées générales – ou congrès – ont donc eu pour but, essentiellement, à la demande générale des militants des autres villes, la réalisation de statuts précisant les fondements démocratiques et idéologiques du mouvement Cri panafricain. Elles ont aussi permis de discuter en personne des problèmes liés à la gestion du mouvement et de penser les aspects techniques de sa mise en place.

Il y a eu au total quatre assemblées, à Paris, Bordeaux, Dijon et Nice. Une cinquième fut organisée de façon chaotique et unilatérale à Paris, qui a abouti à la modification forcée des statuts, ce qui a provoqué la démission d'une bonne moitié des membres actifs du mouvement.

J'en ai exposé largement les causes fin 2013, lorsque j'ai publiquement dénoncé les agissements de la direction d'Abel Naki.

Mais avec le recul, je peux y apporter de nouveaux éléments qui me permettent d'argumenter que ce problème n'est pas exclusif du Cri panafricain : nous sommes nombreux à avoir le sentiment qu'il est une constante déplorable en politique, un mal qui ronge profondément celle-ci et nécessite une prise de conscience de l'ensemble des militants de base et autres organisateurs de la résistance.

L'exemple du Cri panafricain d'Abel Naki dans la résistance patriotique est très illustratif : toutes les tentatives pour donner une dimension idéologique au mouvement ont échoué.

Les exigences démocratiques et idéologiques qui avaient été travaillées et décidées de façon concertée par tous les membres (y compris la direction) ont été balayées a posteriori d'un revers de main dès lors qu'elles mettaient légitimement en question la souveraineté à durée indéterminée de son fondateur ou limitaient ses pouvoirs sur les institutions nouvellement créées ou sur la diffusion d'informations.

Suite à ce retournement soudain de veste de la direction, qui visait à conserver le fondateur à la tête du mouvement, toute personne ayant prôné ouvertement la nécessité d'une réforme a été traitée de « comploteur » ou « d'ennemi », une stratégie bien connue de personnification comme je l'ai dit tout à l'heure, qui vise à satisfaire les ambitions d'une personne en dépit – et même à l'encontre – des valeurs censées être défendues par celle-ci.

Parallèlement, une lutte intestine a gangrené le mouvement depuis sa création, elle opposait Abel Naki à Willy Bla sur une histoire de légitimité à porter le nom de Cri panafricain.

On se retrouve donc actuellement dans une situation absurde où il existe deux Cri panafricain luttant pour la même cause idéologique, menant la même lutte, mais incapables de s'entendre sur les questions techniques, tant ils sont devenus de féroces concurrents.

Ces querelles personnifiées entre responsables hiérarchiques vont jusqu'à provoquer des attaques ad hominem de la part de leurs membres – c'est dire si la situation est devenue ingérable.

Chaque « leader » cherche à s'attribuer la reconnaissance du travail qu'il accomplit, ce qui est bien normal, mais le fait que leur combat soit incarné par leur propre personnage dont ils ont fabriqué une image aux yeux de leurs partisans, fait de cette recherche de reconnaissance une querelle d'honneur peu productive et pas du tout en rapport avec les valeurs idéologiques de la lutte panafricaine.

Cette recherche d'honneur personnelle et le vide idéologique qui caractérisent la résistance patriotique ivoirienne à Paris ont comme conséquence de parasiter constamment l'ensemble des relations entre les différents groupes de résistants.

Les personnes s'étant donné pour mission de réunir ces leaders autour d'une table pour les réconcilier, de donner à la résistance une unité derrière quelque cause que ce soit, ont lamentablement échoué, même quand ces causes ont été pertinentes ou en rapport avec la lutte (manifestations pour la libération des prisonniers politiques, contre la venue d'Alassane Ouattara en France, pour le boycott du recensement, etc.). Tout ça à cause de l'incapacité des organisateurs à laisser leurs querelles égoïstes de côté.

Preuve s'il en est, l'échec de la CDR-CI ( Conseil pour la démocratie et la restauration de la Côte d'Ivoire), qui prévoyait de pallier à la mésentente par la création d'une autorité reconnue par tous et de mettre en place un calendrier commun des manifestations et des sittings pour toutes les organisations de résistants ; approuvée dans un premier temps par celles-ci, la CDR-CI ne fut néanmoins jamais respecté par la suite ou très peu.

Comment résoudre de telles querelles d'honneur ? Il faut déjà faire sortir les personnes en conflit d'un système de rivalité et de mise en concurrence ; le seul moyen possible est qu'il n'y ait aucune possibilité que l'honneur soit un moyen de légitimer leur position de dirigeant.

(Petite parenthèse :

Le système de fonctionnement hiérarchique de l'honneur est un mode de fonctionnement politique en soi, appelé « héroïsme » ; bien qu'il ne soit pas ouvertement déclaré à Paris, tout se passe comme si nous étions dans un tel système : les gens courtisent les « héros » ou leaders, et en retour ceux-ci leur accordent une place hiérarchique ; plus une personne défend son honneur et plus elle est considérée importante par les autres.

Ensuite, si cette personne rentre en concurrence avec un autre « héros » de sa classe, une querelle éclate jusqu'à ce que l'un ait établi une domination sur l'autre ou l'ait « remis à sa place ». Dans le cas où aucun ne prend le dessus sur l'autre, la querelle n'est jamais résolue, c'est le cas de deux « héros » réclamant un même statut de reconnaissance.

Enfin, chacune de ces figures d'autorité soigne ses courtisans pour s'assurer de leur soutien en temps de besoin.)

Ce que nous devons retenir de cette explication, sans entrer plus en profondeur, c'est que dans le « système héroïque » (qui pourrait être transposé à celui des leaders parisiens), il n'est pas du tout question d'idéologies politiques, mais surtout de concurrence pour le maintien de relations amicales et pour la conservation d'une image de héros, d'une image de « leader légitime ».

Donc, pour sortir de ce système (en fait, pour le minimiser au maximum car nous ne pouvons l'empêcher complètement d'agir), la seule condition est que les relations amicales ne rentrent pas en compte dans l'équation qui définit la place hiérarchique de chacun, ou bien la légitimité de chacun à s'exprimer et à décider.

Il ne faut pas que ce soit un système de courtisanerie, mais un système démocratique ou bien un système égalitaire qui définisse la place accordée à chacun ; et on ne peut choisir entre les différents systèmes de fonctionnement que celui qui correspond le mieux à l'idéologie que l'on prétend défendre. L'idéologie elle même doit être introduite pour que puisse naitre un désir de réformer la résistance.

En effet, si les résistants identifient les grandes lignes de l'idéologie à laquelle ils adhèrent, ils vont par exemple être plus critiques vis-à-vis des chefs auto-proclamés qui ne les respectent pas, ce qui les obligera à tirer un trait sur les querelles d'honneur et à se concentrer plutôt sur le respect des valeurs politiques qu'ils sont censés représenter pour tous les résistants. Les militants seront aussi capables de légitimer d'autres formes de désignation des leaders : ils vont par exemple donner plus de légitimité à un leader élu par tous et révocable à tout moment, qu'à un chef héroïque auto-proclamé à vie, parce qu'ils comprendront que le premier sera plus sensible à leurs revendications politiques, puisqu'il se sentira redevable envers ses électeurs qui peuvent à tout moment le destituer.

Le résultat ne peut donc être que positif du point de vue politique, car il y aura une nouvelle dynamique apportée à la lutte, qui sortira celle-ci des impasses schématiques propres aux querelles personnifiées. D'ailleurs tout tend à croire que les leaders eux-mêmes n'ont aucun intérêt à nous montrer la porte de sortie vers une politique débarrassée de leurs égoïsmes, puisque cela supposerait plus d'efforts et de sacrifices de leur part, avec des engagements politiques en accord avec l'idéologie de leurs militants – comme par exemple s'engager à ne pas profiter de leur pouvoir pour satisfaire des besoins personnels (financiers, amicaux, etc.).

Il est donc du devoir des militants de la base eux-mêmes de faire en sorte de se former une idéologie propre, qui soit capable de défendre leurs intérêts, quitte à ne pas être en accord avec la personne qu'ils apprécient de façon amicale ou qu'ils courtisent de façon plus ou moins intéressée.

À l'heure où j'écris ces lignes, certains militants sont désemparés à l'idée de voir l'un de leurs leaders préférés annoncer sur Facebook qu'il compte démissionner de sa fonction – sans doute qu'ils comptent eux aussi abandonner la lutte avec lui. Pourtant, les hommes meurent, les idées restent – et heureusement que les idées ne meurent pas avec les hommes qui les portent ! Voilà qui devrait nous faire aussi réfléchir sur la place que nous accordons à la libération de Laurent Gbagbo dans le combat pour une meilleure Côte d'Ivoire.

Les associations de la diaspora peinent à se structurer en mouvements
véritablement politiques, tombant facilement dans le piège des “personnalités”


3) Les questions idéologiques et les questions techniques

Nous avons vu combien il est important dans la politique en général et encore plus dans une lutte, de développer les questions idéologiques pour éviter de tomber dans des concurrences stériles entre personnages qui recherchent une reconnaissance honorifique.

Plus précisément, j'ai envie que nous nous demandions quelle idéologie adopter dans un combat symbolisée par le personnage de Laurent Gbagbo, par son histoire personnelle, son charisme particulier et par les qualités qui font de cet homme une idole aux yeux de bon nombre d'Ivoiriens.

Il ne faudrait pas en effet que le symbole qu'il représente soit la seule et unique raison pour laquelle nous nous battions, car ceci mènerait à coup sûr aux impasses que nous avons mentionnées tout à l'heure – à savoir, dans ce cas précis, une querelle d'honneur entre Laurent Gbagbo et certains représentants de l'impérialisme euro-américain, chacun arguant que l'autre est un vil tricheur, chacun essayant de convaincre ses partisans que c'est lui seul qui mérite la place de porte-parole d'une partie de l'humanité, que c'est lui qui détient la vérité et la légitimité de gouverner, que c'est lui qui défend les valeurs les plus nobles.

Cette querelle entre deux « héros » de même classe, ne peut se résoudre que par la « remise à sa place », c'est-à-dire par la soumission, d'un des deux protagonistes, et puisque c'est l'Alliance atlantique qui détient les moyens les plus puissants pour défendre son honneur, c'est à coup sûr Laurent Gbagbo qui va être jugé coupable des charges retenues contre lui et non le contraire ; nous savons donc par avance que la lutte ne pourra jamais se gagner du côté de la défense de son honneur, du moins en premier lieu.

Si le sort du personnage est déjà scellé, s'il n'y a pas grand chose à espérer de ce côté-là hormis sur le très long terme, il y a par contre, du côté des idées de Laurent Gbagbo, un énorme travail qui reste à développer actuellement et qui a été trop longtemps mis de côté.

C'est ce travail que j'aimerais personnellement voir à l’œuvre en politique. Le travail idéologique de la résistance patriotique ivoirienne. C'est pour cette raison que je préfère parler en ces termes que de dire « résistants pro-Gbagbo » : pour moi le terme de patriotes résistants (même s'il mériterait une dénomination encore plus précise) revêt plus de sens idéologique puisqu'il parle de résistance face à l'oppression et de patriotisme face à l'impérialisme, des notions que nous pouvons développer sur un plan idéologique.

Si bien le parcours particulier de Laurent Gbagbo le place au-dessus du combat idéologique, il n'en reste pas moins qu'il est resté fidèle à une certaine ligne idéologique humaniste et panafricaine gravée dans les fondements même du parti qu'il a contribué à créer et qui lui a permis d'acquérir une notoriété publique et un titre de président de la république.

On peut légitimement parler du FPI et de ses valeurs comme d'un véritable héritage idéologique et démocratique, pas parce que Laurent Gbagbo serait « mort », mais bien parce que son personnage s'est transformé en une victime supplémentaire de la machine impérialiste euro-américaine, parce qu'il se retrouve de ce fait neutralisé dans ses actions futures et plutôt adulé pour ses actions passées.

Je suis d'avis que tout sympathisant de la cause de Laurent Gbagbo, qui pense faire de la politique en se réclamant de son camp, doit adhérer forcément aux idéaux fondamentaux de son parti et doit ouvertement les défendre.

On peut retrouver ces valeurs originelles dans un exemplaire des statuts du FPI de l'époque de Gbagbo ; je vais d'abord vous citer les articles qui parlent explicitement de celles-ci : Annexe (statuts du FPI avant 2002 à l'adresse http://www.homepage-baukastendateien.de/fpibw/status%20du%20fpi.pdf)

Article 2
L'emblème du Front Populaire Ivoirien est la rose qui a ses racines en Côte d'Ivoire, partie intégrante d'une Afrique démocratique.
Les couleurs du FPI sont le bleu et le blanc. Le signe du ralliement est le V de la victoire et de la vérité formé à l'aide des deux doigts : l'index et le majeur.
Le Front Populaire Ivoirien célèbre tous les ans la fête de la liberté pour commémorer la réinstauration du multipartisme en Côte d'Ivoire.

Article 3
Le Front populaire ivoirien est un parti socialiste.
Il est membre de l'Internationale socialiste.
Il proclame son attachement aux idéaux d'égalité, de liberté, de justice et de démocratie pluraliste.
Il proclame, en outre, son attachement à l'intégration ouest-africaine par toute structure appropriée. Il adhère aux principes régissant l'OUA [Organisation de l'unité africaine – prédécesseur de l'UA] et l'ONU.

Article 4
Le Front populaire ivoirien rassemble en une union volontaire les femmes et les hommes épris de justice et de liberté, engagés contre toute forme de domination sur la Côte d'Ivoire et en Côte d'Ivoire.

Article 5
Le Front populaire ivoirien consacre, conformément au principe de la liberté d'expression, l'entière liberté de discussion en son sein. Dans le respect des statuts et du règlement intérieur, les militants peuvent s'organiser en courants à l'intérieur du FPI.

Article 6
La politique du parti doit faire l'objet d'un large débat démocratique au Congrès, à la Convention et au Comité central.

Article 20
Le parti doit créer toutes les conditions pour que le militant jouisse effectivement de son droit à la démocratie, à la solidarité, à la formation, à la critique, à l' information.

Article 21
Le militant doit, à travers ses actes et son attitude, diffuser l'esprit démocratique autour de lui et combattre, sans cesse, la dictature sous toutes ses formes. Le militant doit veiller à l'unité du parti par la solidarité, la discipline, la critique, l'autocritique et la tolérance.
Le militant doit lutter contre le tribalisme, la xénophobie, le racisme, la discrimination par le sexe et toute autre forme d'exclusion.

On peut clairement y décerner des idéaux comme :
  • la défense de la démocratie, du débat démocratique et du multipartisme ou pluralisme (Articles 2, 3, 6, 20, 21)
  • l'intégration africaine, la collaboration africaine, autrement dit, un certain panafricanisme « actif » (Articles 2 et 3)
  • contre toute forme de domination de la Côte d'Ivoire (anti-impérialisme, patriotisme – Article 4)
  • pour la liberté et la justice, qui sont des idéaux vagues méritant une plus ample analyse sous le prisme du socialisme et dont je parlerais en conclusion (Articles 3 et 4)
  • liberté d'expression, liberté de discussion, développement et promotion de l'esprit critique (Articles 5, 20 et 21)
  • tolérance, solidarité, lutte contre les dictatures et les discriminations (Articles 20 et 21)

Ces idéaux nous semblent constituer un socle très satisfaisant en tant que point de départ pour définir l'idéologie qui devrait être celle du mouvement patriotique ivoirien.

Si les résistants font preuve d'honnêteté intellectuelle, la défense de leur pays ne peut commencer que par la défense des idéaux auxquels ils sont attachés, et dont découleront les politiques mises en place concrètement sur le territoire.

De ces idéaux, doivent aussi découler les actions de lutte. C'est contre les mesures concrètes, mises en place par l'adversaire politique, que nous devons agir et protester, et non contre sa personne.
Nous ne devons pas dénigrer les suiveurs de l'adversaire.

Au contraire, nous ne devons pas arrêter de croire qu'une partie de leurs partisans se trompent de chemin, qu'ils peuvent prendre conscience de cette erreur, nous devons leur faire comprendre que la politique qu'ils soutiennent n'est pas la bonne pour eux mêmes, n'est pas la bonne voie pour sortir le pays du marasme économique, de la misère et de la violence. Comment leur dire cela ? Comment leur expliquer que notre adversaire a des objectifs contre-productifs ?

Le FPI se réclame du socialisme. Mais de quel “socialisme” parlons-nous ?
Et en quoi le FPI au pouvoir a-t-il représenté et défendu ces idéaux ?
Voilà une question qui mérite d'être approfondie.


4) Identifier les valeurs de l'adversaire politique par rapport aux nôtres

Nous devons d'abord commencer par identifier les objectifs politiques de notre adversaire, voir comment il les concrétise en des actions ou des moyens, puis ensuite contester chacun d'eux à la lumière de notre idéal politique et en donner une alternative. Cela ne doit pas être seulement le travail de spécialistes de la politique : nous, militants, devons nous occuper aussi de ces questions et devons participer à ce débat, le promouvoir – voilà le vrai combat politique à mener.

Dans cette dernière partie, je vais donner quelques pistes paradigmatiques pour appréhender ce combat idéologique dans le contexte ivoirien d'opposition entre le RDR et le FPI, entre libéralisme et socialisme souverain. Les autres questions non-traitées resteront en suspens, puisque je compte sur votre motivation individuelle pour les creuser pertinemment. Du reste, c'est aussi l'objet de mon exposé que de vous donner l'ambition de devenir de vrais citoyens politisés par vos propres moyens et non pas de vous mâcher le travail.

Pour commencer à comprendre notre adversaire RDR, il faut savoir que ce parti est membre de l'internationale libérale.

L'internationale libérale réunit tous les partis, organisations, associations, groupes ou individus qui se reconnaissent dans les textes fondateurs de la politique libérale (Appel libéral de Rome de 1981, Manifestes d'Oxford de 1947 et de 1997, etc.).

Au même titre que l'Internationale socialiste,elle sert essentiellement à échanger les informations et stratégies entre les formations politiques de différents coins de la planète, mais celle-ci vise à promouvoir le libéralisme économique.

Pour une part essentielle de l'idéologie libérale, les valeurs défendues par ses différents textes fondateurs sont des principes nobles, souvent aussi partagés et promus par bon nombre d'autres idéologies comme la liberté d'expression, le respect des droits humains fondamentaux, l'opposition à toute forme de tyrannie, l'indépendance de la justice, la défense des idéaux de liberté.

Je ne vais pas développer en détail ici tous les aspects du libéralisme, je ne vais pas non plus faire le décompte exhaustif de toutes les incongruités de ses principes tirés pour la plupart des théories économiques utopiques d'Adam Smith (1723-1790) ou de Milton Friedman(1912-2006). Pour autant, il semble que cette idéologie, malgré ses bonnes intentions affichées, peine à prendre en compte l'entière complexité de la réalité humaine et cela pour plusieurs raisons.

L'une d'elles est que celle-ci est basée sur des croyances économiques selon lesquelles la logique de marché peut s'appliquer à tous les aspects de la vie car l'humain serait, par essence, mu par la logique de profit individuel.

À cet argument, en tant qu'humanistes convaincus, nous répondrons bien évidemment qu'il est farfelu de vouloir réduire à une telle logique simpliste l'entière complexité des sentiments et des raisonnements qui sous-tendent les motivations qui guident nos actions tout au long de notre vie.

Donc, si bien le profit individuel est une des motivations qui nous poussent à agir, il ne peut en aucun cas expliquer à lui seul le fonctionnement d'une société humaine et il est inutile de vouloir engager des prévisions en ces termes là – autrement dit, l'humanité n'est pas un marché et les humains ne sont pas des marchandises.

Cet argument est pourtant celui qui a fondé des idées libérales très répandues, selon lesquelles il ne faut pas créer d'entraves à la logique de marché, car tout ce qui tendrait à réguler les marchés serait contre-productif : il faudrait laisser la logique de profit individuel s'exprimer librement.

C'est ainsi que les droits des travailleurs sont devenus des « freins à l'économie », les impôts sont devenus un « poids économique », les taxes douanières sont devenues des « barrières économiques », les aides sociales sont devenues des « charges patronales », etc.

Freins, poids, barrières, charges, voilà des termes péjoratifs pensés pour diaboliser des politiques économiques pourtant nécessaires – surtout dans les pays en développement–  comme la sécurité sociale, l'aide aux plus démunis, l'école gratuite, la souveraineté économique, la maitrise des ressources nationales et naturelles, la lutte contre la vie chère, etc.

Une autre supposition des libéraux est que tout le monde disposerait des informations nécessaires pour pouvoir choisir en toute liberté son destin. Cette affirmation, utile aux théories mathématiques de l'économie libérale, n'est fondée sur aucune connaissance scientifique.

Aussi, pour garantir que tout le monde aurait une « égalité des chances », il a été crée le social libéralisme, dans le seul but de s'assurer que tout le monde serait le plus égal possible dès le départ de sa vie. Mais leur politique sociale s'arrête là où la logique de marché « libéré » commence, et en général le « social libéralisme » n'est qu'une façade pour pouvoir faire accepter les méandres idéologiques du libéralisme.

Non seulement jamais une personne normalement constituée ne sera capable de disposer, en temps réel, de la totalité des informations susceptibles d'influencer le cours de sa vie, de ses actions en bourse ou que sais-je encore, afin de décider en toute connaissance de cause ; mais en plus, jamais le social libéralisme ne pourra garantir une entière égalité des chances dans tous les cas possibles, à toutes les personnes, tout en garantissant que les marchés seront indépendants des interventions de l’État – c'est là sa contradiction la plus significative.

En outre, puisque dans le marché idéal, tout échange est supposé équilibré, cela suppose que vous soyez l'égal de votre interlocuteur. Mais est-ce que les pays pauvres sont les égaux des pays riches ? Nous avons vu tout à l'heure qu'il est évident que les pays riches disposent de moyens bien plus conséquents pour faire respecter leurs lois que les pays pauvres.

Enfin, les libéraux partent du principe que l’État lui-même, par ses interventions, est une entrave à la libre circulation des gens et des marchandises, car dans un monde idéal fonctionnant avec la logique de marché, les personnes et les biens sont des marchandises (le travailleur « vend » son savoir-faire à son employeur qui le lui « achète ») et doivent pouvoir s'échanger librement partout dans le monde : c'est le principe de la mondialisation des marchés.

Le problème, c'est qu'ils ont oublié que les marchés eux-mêmes sont une création des États. En effet c'est la police (payée par nos impôts), et l'armée en dernier ressort, qui garantissent que les biens et les personnes puissent circuler en sécurité ; c'est la justice (payée par nos impôts) qui permet aux gens d’être jugés s'ils ne respectent pas les règles de l'achat-vente, des contrats, s'ils ne payent pas leur dettes, s'ils volent les autres ; ce sont les infrastructures construites par l’État (et financées par nos impôts) qui permettent la circulation des personnes et des biens.

Il est donc ridicule de penser le monde en fonction de l'économie des « marchés » si chers aux libéraux ; où en seraient les marchés si les commerçants devaient assurer eux-mêmes la sécurité de leurs cargaison ? Où en serait la justice si les enquêtes n'étaient pas menées par une police neutre pour garantir un jugement équitable, mais par une police privée ? Où en serait l'égalité des chances si le petit agriculteur devait lui-même se frayer un chemin à travers la jungle sur un âne pour vendre ses légumes sur le marché ?

Malheureusement, certaines de ces choses arrivent déjà dans les régions les plus pauvres de la planète, à cause de la pensée selon laquelle « nous devrions laisser faire les marchés ». Puisque, comme je viens de le dire, les marchés ne se font pas eux-mêmes, cela voudrait-il dire que nous devrions laisser les États impérialistes et les puissantes multinationales faire leur marché ?

Il est indéniable que pour les humanistes que nous sommes, la réponse est « Non ».

Depuis des dizaines d'années, c'est pourtant cette idéologie faussement bien intentionnée, qui façonne le monde. La marchandisation des ressources et des personnes va bon train sans se soucier du lendemain, ni des petites gens à qui on dit, en somme : « Si vous n'avez pas votre part de gâteau, c'est parce que vous ne courez pas assez vite, vous ne mordez pas assez fort, vous ne faites pas ce qu'il faut » – on les culpabilise pour justifier l'injustifiable.

Sachez juste qu'aujourd'hui, dans le cadre du système capitaliste défendu par les libéraux, selon un rapport publié par l'ONG Oxfam, début avril, un nombre très privilégié d'exactement 67 personnes sur les 6 milliards que nous sommes, possède à peu près autant de richesses que les 50 % les plus pauvres !

Cette idéologie criminelle, le FMI en a fait sa doxa depuis sa création jusqu'à aujourd'hui, imposant aux pays surendettés des mesures de libéralisation drastique de l'économie comme seul remède à des problèmes structurels caractéristiques des pays plus pauvres.

Des cures ultra-libérales qui ont prouvé leur inefficacité sur tous les plans : c'est ainsi qu'en 2012, Joseph Eugène Stiglitz, un des plus grands économistes du monde, a démontré dans son ouvrage « La Grande Illusion » que les pays pauvres qui s'en sortaient le mieux étaient ceux qui n'avaient pas suivi les recommandations libérales du FMI !

Malgré ces données accablantes, un certain nombre d'économistes libéraux continue de sévir partout avec la même politique. Alassane Ouattara fait partie de cette liste, au même titre que tous les « spécialistes » du FMI ou de la Banque mondiale.

La recette n'a pas varié en 30 ans, et se traduit à peu près sur le schéma suivant : endettement massif de l’État pour financer des infrastructures et des industries en faisant intervenir des multinationales puissantes impossibles à concurrencer par les entreprises nationales => peu de retours sur investissement en termes de formations, d'emploi et d'impôts => augmentation de la corruption par les multinationales pour obtenir des parts de marché et des contrats inégaux => peu de marché interne car pouvoir d'achat faible et investissements incertains voire inexistants => exportations massives de ressources et de production à bas prix, privatisation des services sans concurrence créant une hausse interne des prix => peu de retour sur les investissements privés => crise du marché interne => fuite des capitaux => crise financière, hyperinflation, creusement des inégalités, insécurité,augmentation de la pauvreté, etc., etc.

Pour la Côte d'Ivoire, cette politique ultra-libérale est mise à nu par les chiffres de l'UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine) de fin 2012. Pour exemple, l'ex-ministre Ahoua Don Mello en avait fait une analyse très pertinente en octobre 2013 dans une interview pour le Nouveau Courrier – je cite :

« En outre, ce même rapport de l’UEMOA nous apprend que “les contributions du secteur primaire, secondaire et tertiaire au PIB seraient de 0,2 %, 3,1 %, 5,3 %”. Le secteur primaire, qui occupe la majorité des Ivoiriens, contribue donc à hauteur de 0,2 % à la croissance du PIB, et les secteurs secondaires et tertiaires entièrement privatisés au profit des multinationales françaises à hauteur de 3,1 et de 5,3. Lorsqu’on sait que la majorité des Ivoiriens vit sur les ressources du secteur primaire, la part réduite de 0,2 % sur une croissance de 8,6 % est donc celle qui revient aux Ivoiriens. Avec une croissance de la population estimée à 3 %, la part de croissance endogène de l’économie de 0,2 % entraine une croissance de la pauvreté de 15 % en milieu rural. Cela revient donc à faire l’amer constat de cette double croissance (...) : lorsque l’économie croît de 8,6 %, la pauvreté croît de 15 % en milieu rural et exclut les opérateurs nationaux. La pauvreté augmente deux fois plus vite en milieu rural que le PIB. Il n’est donc pas surprenant que la croissance économique (...) de Monsieur Ouattara entraine la croissance de la pauvreté.

(...)“Au niveau des dépenses publiques, l’aggravation du déficit est de 4,8 %. L’encours de la dette se situerait à 6367,9 milliards et représenterait 35,8 % du PIB. Le crédit intérieur progresserait de 493,7 milliards et s’élève à 3368,5 milliards de Fcfa”. L’encours de la dette rattrape en moins d’un an le niveau de la dette avant la réduction de celle-ci par le processus PPTE, mettant ainsi la Côte d'Ivoire au point de départ et compromettant l’avenir des générations futures. L’émergence économique tant recherchée risque d’immerger les Ivoiriens dans la pauvreté et l’endettement. Les Ivoiriens subiront donc la dette et la pauvreté avec le modèle de développement (...) choisi par le régime de monsieur Ouattara. »
Pour résumer, on a ici plusieurs éléments des stratégies économiques ultra-libérales du FMI. Les conséquences de cette dérégulation du marché intérieur sont clairement en faveur des multinationales étrangères, les recettes de l’État et le niveau de vie des habitants s'effondre, la dette explose.

Si bien il aurait fallu avoir quelques notions en économie pour réaliser cette dernière analyse livrée par un ex-ministre, en revanche, un peu de culture générale aurait suffit pour connaitre l'histoire du FMI et les fondements de la théorie libérale afin de comprendre que Ouattara ne réservait pas une émergence à la Côte d'Ivoire mais plutôt une immersion dans le surendettement.

Avec encore plus de simple bon sens, il suffit de savoir que ce n'est pas dans un système où on met à l'écart la population des décisions politiques que les plus pauvres auront leur mot à dire : un gouvernement qui ne veut pas réformer le système démocratique et qui n'envisage pas de réformer convenablement les services publiques afin de les rendre plus accessibles, qui ne relève pas les salaires et les droits des travailleurs, qui, au lieu de parler de valeurs humaines comme la solidarité, parle de valeurs marchandes, de rentabilité, d'efficacité, de marché mondial et de croissance, met directement en difficulté les plus démunis car ce sont eux qui ont le plus besoin de la protection des services publics et le moins besoin de la mondialisation des marchés et de la déréglementation qui s'en suit.

Si, pour les capitalistes et les libéraux, la liberté de faire du profit individuel et la protection d'une logique de marché sont essentiels, pour nous, hommes et femmes progressistes, humanistes, socialistes, ce qui compte, c'est la protection des travailleurs qui, de leurs propres mains, construisent tous les jours un pays et participent à l'assistance aux plus démunis ; c'est une justice au service des pauvres, qui fasse progresser l'éducation, la santé, la paix, qui permette à l'individu de pouvoir pleinement se réaliser grâce à l'aide collective de la communauté, pour lui permettre de jouir de l'accès à tous les biens communs sans que des propriétaires privés ne viennent le lui interdire.

Telle est la différence dans notre vision du monde et de la société, telle est la différence de conception que nous avons de l'avenir de la Côte d'Ivoire, telle est notre différence idéologique et celle-ci est non-négociable, non-réconciliable.

Le libéralisme en marche. Entre notre camp et le leur,
aucune réconciliation n'est possible. Qui prône le compromis,
ne fait qu'affaiblir nos positions et nuire à la lutte.


Conclusion

Dès qu'on laisse de côté les querelles personnifiées, une fois le débat politisé autour de ces questions idéologiques, il ne s'agit plus de Ouattara contre Gbagbo, de militants pro-Ouattara ou dozos contre pro-Gbagbo, mais bien de deux idéaux de société opposés ; deux visions du monde, l'une tournée vers le profit individuel, l'autre tournée vers le bien-être collectif.

Est-ce qu'un gouvernement qui prône la compétition mercantile entre individus pour l'accumulation de profits est légitime pour parler de paix sociale entre Ivoiriens ? ou n'a-t-il pas plutôt intérêt à diviser des frères afin d'en tirer le meilleur bénéfice pour les investisseurs privés qui se partagent le gâteau ?
Ceux qui, comme nous, luttent pour une mise en commun des biens publics, sont bien plus légitimes pour parler au nom de tous les Ivoiriens – il n'y a pas à débattre là-dessus, la légitimité est de notre côté – encore faut-il démontrer sans cesse que notre objectif est le bien-être de tous et non la concurrence entre semblables.

Cette lutte que nous menons contre ceux qui ont intérêt à tirer profit de nos divisions, c'est la lutte contre la haute-bourgeoisie. La lutte pour la Côte d'Ivoire est une lutte de la classe des travailleurs contre la classe des grands investisseurs privés, qui a été trop longtemps maquillée en une lutte entre partisans instrumentalisés autour de questions ethniques et personnelles, et qui les mène à l'impasse.

Les valeurs humanistes, la pensée rationnelle et l'honnêteté intellectuelle doivent guider nos actions politiques pour ne pas que nous soyons pris dans le tourbillon de la division perpétuelle.
Laurent Gbagbo a montré aux Ivoiriens qu'ils pouvaient se politiser, débattre et se sentir concernés par l'avenir du pays. Mais il s'est isolé dans le pouvoir, il n'a pas transmis cette dernière chose qui fait la souveraineté complète d'un peuple de travailleurs et, suivant une ligne idéologique insuffisamment élaborée (qui faisait la part belle à “l'élite” intellectuelle et commerciale du pays) et une stratégie erronée (faite d'incessants compromis qui n'ont eu pour résultat que l'affaiblissement de sa position propre), il est devenu une cible facile pour les attaques personnifiées.

Aujourd'hui nous ne pouvons pas nous arrêter à la libération de Gbagbo ; nous devons éviter qu'une personne seule dirige le pays ; il est temps de reprendre la lutte sur des bases collectives et idéologiques pour ne pas reproduire les erreurs du passé.

La liberté et la justice sont des idéaux vagues : si personne ne peut dire quelle est leur juste définition, c'est parce que cette définition est fonction de notre conception de l'être humain. Et cette conception, c'est l'idéologie socialiste à laquelle nous adhérons. À nous de la trouver, de la partager pour faire évoluer la société, pour faire murir la révolution ivoirienne.



« Gbagbo, notre président » – et après ?

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