mardi 6 mai 2014

Tunisie : trois ans après la chute de Ben Ali

La révolution continue



Il y a trois ans, le 14 janvier 2011, un nouveau chapitre s’ouvrait sur la scène politique mondiale. Le renversement du dictateur tunisien, Ben Ali, balayé par un mouvement révolutionnaire, a été le facteur déclencheur et une grande source d'inspiration pour de nombreux mouvements de masse partout dans le monde, menant au passage à une transformation complète du paysage politique au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

Article par notre camarade Serge Jordan du Comité pour une Internationale ouvrière (CIO)

  • Voir aussi : l'interview d'Abdelhak Laabidi, syndicaliste et militant tunisien


Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis la révolution tunisienne de 2011. Les classes dirigeantes des pays impérialistes – prises par surprise lorsque la vague révolutionnaire en Tunisie a fait tomber un de leurs principaux alliés dans la sous-région – s’accrochent maintenant désespérément à ce pays, leur dernier espoir de modèle soi-disant “présentable” pour la fameuse “transition démocratique”, dans une région marquée par un chaos sans précédent, frappée par des vagues de violence, par une instabilité politique chronique, et par des divisions sectaires croissantes.

Pour les masses tunisiennes cependant, les perspectives enthousiastes, d’une victoire révolutionnaire rapide et facile qui aurait mené à un changement structurel dans leur vie, ont depuis longtemps de nouveau cédé la place aux difficultés et à la colère que celles-ci engendrent.

Si la plupart des médias internationaux font l’éloge de ce qu’ils appellent souvent le “modèle tunisien” du Printemps arabe, l’idée d’une telle “success story” résiste difficilement à une analyse sérieuse.

Il est vrai que par rapport à des pays comme l’Égypte, la Syrie, le Yémen ou la Libye, la Tunisie apparait beaucoup plus “stable”. Cette apparente stabilité est essentiellement due à l’existence d’un mouvement syndical fort et structuré, grâce à la puissante et emblématique UGTT – Union générale tunisienne du travail.

La vigilance et les actions des travailleurs tunisiens ont en quelque sorte joué le rôle d'un ciment qui a pu unifier les classes opprimées, d'un contrepoids qui a permis à la société d'éviter de tomber dans cette spirale de chaos et de violence – violence étatique ou perpétrée par des groupes religieux sectaires – que nous avons vu se développer dans d'autres pays.

Un pays en crise

 
Toutefois, il ne s’agit ici que d’un seul côté de la médaille. En dépit de sa relativement plus grande “stabilité”, la Tunisie traverse en réalité une crise sociale et politique sans précédent, loin de l’image idyllique que certains essaient de dépeindre.

Tant que la classe ouvrière ne prend pas le contrôle effectif du fonctionnement de la société, et que l’économie continue d’être pillée pour les bénéfices de quelques multinationales et de riches familles tunisiennes, tous les ingrédients sont là pour que l’instabilité se perpétue et, selon toute vraisemblance, qu’elle augmente même dans la période à venir.

Le chômage continue d’augmenter, les prix des denrées de base ont explosé, les infrastructures dans les régions intérieures font toujours aussi cruellement défaut, les pratiques corrompues de la police telles que les tortures et la violence arbitraire sont loin d’avoir disparu, l’extrémisme religieux et les groupes djihadistes réactionnaires ont pris une dangereuse importance, 24,7 % de la population vit officiellement avec moins de deux dollars par jour (chiffre très probablement sous-estimé), et une couche croissante de Tunisiens ne parviennent même plus à satisfaire leurs besoins alimentaires de base.

Alors que le pays continue de fonctionner pour satisfaire les seuls intérêts d’une petite élite dirigeante, la grande majorité de la population est confrontée à des conditions socio-économiques qui sont à bien des égards pires que ce qu'elles étaient sous la dictature précédente. Dans une telle situation, pas étonnant que dans un récent sondage mené par 3C Études (un bureau d'enquête tunisien), 35,2 % des Tunisiens disaient regretter la chute du régime de Ben Ali.

La répression judiciaire et les menaces contre les militants syndicaux et politiques se sont également fortement accrues au cours des derniers mois. Nous en avons un exemple frappant avec les révélations faites dans son interview par Abdelhak Laabidi, militant syndical actif dans le secteur de la santé à Béja. Son procès au tribunal de Béja aura lieu ce 28 janvier – un appel a été lancé à manifester massivement devant le tribunal. Le CIO soutient pleinement cet appel, car nous estimons que la mobilisation et la solidarité, y compris au-delà des frontières, restent les meilleures armes pour le mouvement ouvrier et syndical contre ce type de harcèlement et de répression.

Ennahda : testée, et rejetée

 
Les deux années du règne du parti islamiste de droite Ennahda ont fourni aux masses une expérience claire qui leur permet aujourd'hui d'évaluer dans quelle mesure ce parti est disposé à répondre à leurs attentes. Et le résultat en est consternant : sous bien des aspects, la société a fait un bond en arrière, la vie est devenue plus difficile, et la colère populaire transpire de partout.

Le projet de “renaissance islamique” promis par Ennahda s'est révélé n'être qu'un désastre lamentable en ce qui concerne les revendications même les plus élémentaires de la majorité de la population tunisienne.

Il y a trois ans, des millions de jeunes, de chômeurs et de travailleurs étaient descendus dans la rue au péril de leur vie pour en finir avec la dictature de Ben Ali, au cout de plus de 300 morts. Ils exigeaient « Emplois, liberté, dignité nationale », « Du pain et de l’eau, mais pas Ben Ali », etc. La vérité peu reluisante pour Ennahda est que tout au long de ces journées, le parti islamiste était absolument invisible dans la rue.

À l’époque, les masses réclamaient du pain, des emplois décents, la fin de la pauvreté et de l’exploitation au travail, la fin de la marginalisation sociale des régions de l’intérieur du pays ; elles exigeaient des services publics et des infrastructures dignes de ce nom ; elles réclamaient la liberté d’expression et la fin de la violence d’État – toutes des notions qui se sont révélées complètement étrangères à la politique menée par Ennahda, une politique pro-capitaliste dans son contenu, violente et répressive dans sa forme politique.

Agitation sociale

 
La nouvelle année à peine commencée a déjà fourni une nouvelle série d’exemples pour illustrer ce dernier point. Au début du mois de janvier, le gouvernement dirigé par Ennahda a annoncé de nouveaux prélèvements fiscaux, y compris une nouvelle taxe sur le transport, dans le cadre du budget 2014.

Derrière le gouvernement se cache le FMI et d’autres bailleurs de fonds internationaux, lesquels réclament des mesures d’austérité drastiques, y compris la réduction des subventions d’État sur des produits de première nécessité – mesures que le gouvernement, assis sur un chaudron social bouillonnant, ne s’était pas encore senti suffisamment en force et en confiance pour concrétiser.

La propagande officielle consiste entre autres à expliquer les raisons du déficit budgétaire actuel comme étant le résultat de la hausse des salaires que les travailleurs du secteur public ont connue au cours de ces dernières années. Il est facile de démontrer le caractère ridicule et scandaleux de ce type d’argument quand on sait qu’une petite clique de soixante-dix milliardaires tunisiens possède un patrimoine équivalant à 37 fois le budget actuel de l’État tunisien.

Néanmoins, le gouvernement sortant, pensant qu’il pouvait tromper les masses en surfant sur l’effet d’annonce du récent accord formellement conclu à la mi-décembre avec l’opposition sur l’idée d’un cabinet de “technocrates”, s'est finalement décidé à faire passer ces “mesures impopulaires” si chères à la grande bourgeoisie.

La réponse du peuple tunisien ne s’est pas fait attendre : immédiatement après les hausses de taxes annoncées, des manifestations quotidiennes ont balayé le pays du Nord au Sud. Les manifestants, révoltés par la nouvelle augmentation d’impôts, ont attaqué des bâtiments gouvernementaux, pris d’assaut les postes de police, bloqué les routes, et saccagé les sièges locaux d'Ennahda.

Les protestations et les grèves ont commencé les 7 et 8 janvier dans les villes du Centre et du Sud, notamment Kasserine, Thala et Gafsa, qui sont parmi les plus pauvres du pays. À Kasserine, une grève générale a été déclenchée le 8, jour qui coïncidait avec le troisième anniversaire de la mort du premier martyr de la ville, assassiné par la police de Ben Ali. La grève avait réussi à fermer tous les commerces et les institutions publiques de la région. De violents affrontements ont également eu lieu entre la police et des habitants dans les quartiers populaires de la ville.

En outre, le mardi 7, les magistrats tunisiens ont entamé une grève de trois jours orientée contre les tentatives du gouvernement de brider le système judiciaire. La grève a été suivie dans tous les tribunaux du pays.

Plusieurs bâtiments et postes de police ont été pris d’assaut et même incendiés, comme à Feriana et à Maknassy dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, tandis que de nombreux barrages routiers ont été érigés à travers le pays. Le jeudi 9, de violentes manifestations ont éclaté dans la ville de Tataouine, dans le Sud du pays. Les manifestants ont brulé des véhicules de police, attaqué le poste de police, incendié le siège régional du parti au pouvoir, et même attaqué le bureau régional de l’emploi.

Les manifestations ont fini par gagner la capitale, Tunis. Le 10 janvier, des manifestations de masse ont eu lieu autour des bâtiments des finances publiques, et de violents affrontements entre des jeunes et les forces de l’État ont éclaté dans la banlieue pauvre d’Ettadamen.

Le rôle de l’UGTT

 
Au-delà de la taxe en question, qui a été en quelque sorte le facteur déclencheur, un grand nombre de manifestants étaient de jeunes chômeurs qui désiraient exprimer leur colère contre la situation générale du pays.

Au cours de ces trois dernières années, on a souvent vu la jeunesse jouer le rôle d'une étincelle pour l'éruption des mouvements sociaux, l’emploi des jeunes se trouvant à l’épicentre des motivations initiales qui ont alimenté le feu de la révolution tunisienne.

Cependant, comme le CIO l’a souligné à maintes reprises, le mouvement ouvrier organisé, surtout considérant le poids lourd représenté par la fédération syndicale UGTT, occupe en Tunisie une position stratégique dans l’économie et la société, qui pourrait être enviée par de nombreux travailleurs dans le reste du monde. Cette position particulière du mouvement syndical tunisien a le potentiel de donner une portée qualitativement différente, ainsi qu’un caractère plus organisé, et plus massif aussi, aux mouvements sociaux. Forte de son million de membres et de ses cent-cinquante bureaux à travers tout le pays, l’UGTT offre une base organisationnelle puissante capable de placer la classe ouvrière au cœur d'une stratégie visant à s’emparer du pouvoir politique.

Pourtant, à d’innombrables reprises, les travailleurs ont été bloqués dans leur avancée par les manœuvres de leur direction nationale, dont la réticence à mener une lutte soutenue contre les gouvernements pro-capitalistes qui se sont succédé depuis la chute de Ben Ali a été une caractéristique constante de la situation des trois dernières années.

Depuis l’été dernier, le secrétaire général de l’UGTT Houcine Abassi et son équipe ont offert la médiation du syndicat pour résoudre la crise politique que traverse le pays ; cela non pas en poussant les revendications révolutionnaires dans la rue et en encourageant les travailleurs et les pauvres à construire leur lutte pour s’emparer du pouvoir, mais en essayant à la place de faire s'asseoir à la même table les différentes ailes politiques de la classe capitaliste pour négocier un accord qui leur convienne à tous.

Comme le dit Abdelhak Laabidi dans son interview : « L’UGTT est l’organisation qui détient le plus grand pouvoir dans le pays, celui des travailleurs. Tout gouvernement devrait être amené à craindre cette organisation ; malheureusement, la bureaucratie syndicale n’arrête pas de lancer des bouées de sauvetage à ces gouvernements dont tout le monde a pourtant constaté les échecs répétés dans tous les domaines : social, politique (étrangère et intérieure), sécurité etc. Comment peux-t-on poser la question de l’“entente nationale” avec des partis qui sont concrètement en train de paupériser les travailleurs et les couches le plus démunies ? »

Malgré la présence de dirigeants syndicaux combatifs dans certaines régions et localités, malgré la régularité des mouvements de grève – souvent bien suivies – au niveau local, régional et sectoriel, la bureaucratie nationale de l’UGTT a fait littéralement tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher la lutte de s’engager sur la voie d’un affrontement généralisé avec le régime au pouvoir ou avec les intérêts de l’élite capitaliste. Bien au contraire : la bureaucratie syndicale a en réalité systématiquement apporté ses services afin de sauver le système à chaque fois que celui-ci était menacé par les masses.

Les couches urbaines paupérisées et la question des émeutes

 
Le rôle de frein joué par la bureaucratie syndicale de l'UGTT a accru le sentiment de grande frustration qui vit parmi les travailleurs et la base syndicale, mais aussi parmi une grande partie de la jeunesse et des couches urbaines paupérisées – dont beaucoup tentent désespérément de survivre au quotidien via toutes sortes d’activités informelles.

Désespérées et de plus en plus souvent aliénées par un syndicat qui ne semble pas donner la moindre perspective pour faire avancer la lutte révolutionnaire, certaines de ces couches ont pu être plus aisément tentées d’emprunter la voie des émeutes afin d’exprimer leur rage, une rage bien légitime, mais bien souvent sans direction. Parfois, de petits criminels locaux ont également profité de l’état de confusion pour commencer à piller des magasins ou des propriétés, qu’elles soient publiques ou privées.

Ce phénomène a été encore observé dans le cycle des récentes mobilisations de janvier. Les raisons en sont d’abord le rôle traitre joué par la direction de l’UGTT, qui n'est jamais parvenue à offrir la moindre perspective en vue de la construction d'un mouvement de masse conséquent et ambitieux –  un mouvement qui prenne sérieusement en considération les griefs des jeunes chômeurs et des plus démunis, et qui mobilise pleinement et efficacement la “cavalerie lourde” que représente la classe ouvrière en tant que telle lorsque la situation l’exige de manière plus pressante.

D'un autre côté, bien que nous comprenions parfaitement les raisons de ces émeutes, ces dernières contribuent malheureusement souvent à pousser les larges masses hors de la rue, à fournir des arguments à l’État pour justifier sa politique de répression brutale, à diviser le mouvement, et en plus, à dégrader encore plus les quartiers pauvres qui souffrent déjà cruellement du manque d’investissements publics.

Le gouvernement recule

 
Néanmoins, en dépit de ces complications, la colère populaire qui a fait éruption en janvier a suffi à faire vaciller le gouvernement. Le jeudi 9, pressé par le risque de perdre le contrôle de la situation, le Premier ministre sortant Ali Laarayedh a annoncé lors d’une conférence de presse à la suite d’une réunion d’urgence du cabinet ministériel que tous les nouvelles taxes imposées par le nouveau budget 2014 seraient suspendues jusqu’à nouvel ordre.

Ce recul du gouvernement montre que, pris d'un côté entre la pression du FMI et compagnie pour l’austérité, et de l'autre par la colère massive qui vit dans la société, tout gouvernement capitaliste ne dispose que d'une marge de manœuvre fort réduite, qui exclut d'avance toute idée d'un “cours paisible” pour les mois à venir. De nouvelles confrontations sociales et de nouveaux troubles politiques sont aussi inévitables que la nuit succède au jour.

Dans le même temps, le mouvement de protestation de janvier a forcé la démission du gouvernement. Bien que cette démission faisait officiellement partie d’un accord déjà conclu à la fin de l’année dernière, il n’y avait pas de calendrier précis ni de garantie claire que cela se fasse pour de bon ; dans ce sens, il ne fait aucun doute que la démission concrète et immédiate d’Ennahda a été précipitée par la pression du mouvement populaire.

« À la surprise des sceptiques laïcs, Ennahda a tenu parole », commentait récemment le magazine The Economist sur le fait que le parti a finalement décidé de démissionner. Pourtant, ce “départ volontaire” n’a rien à voir avec le fait que les islamistes d’Ennahda aient “tenu parole”, mais tout à voir avec le rejet massif de ce parti dans la rue et avec la crainte qu'ont les classes dirigeantes de nouvelles flambées révolutionnaires au cas où Ennahda s'accrocherait au pouvoir.

Les dirigeants et les stratèges les plus intelligents d’Ennahda ont d'ailleurs sérieusement commencé à comprendre ce dernier point. C’est la principale raison pour laquelle le CIO avait déjà affirmé depuis des mois que, depuis l’assassinat de Mohamed Brahm en aout dernier  (voir ici), la fin du règne d’Ennahda n’était plus une question de “si” mais plutôt de “quand”.

Un gouvernement “indépendant” ?

 
La démission du gouvernement de Laarayedh a fait passer le pouvoir à un nouveau gouvernement de soi-disant “technocrates indépendants”. Ce changement nous est à présent pompeusement présenté comme étant celui qui va clôturer le chapitre de la crise politique ouverte par l’assassinat de Mohamed Brahmi.

Pourtant, si la fin du règne d’Ennahda mènera sans doute à une certaine accalmie dans la lutte de classes et à un effet de soulagement parmi certaines couches de la population, cette accalmie sera, selon toute vraisemblance, de très courte durée.

Le nouveau Premier ministre en charge n’est autre que l’ancien ministre de l’Industrie, Mehdi Jomaa. L’idée qu’un gouvernement dirigé par un membre de la coalition sortante – et dont l’essentiel de la carrière a consisté en une position dirigeante et lucrative au service de la multinationale française Total – puisse être étiqueté comme “indépendant” est tout à fait risible.

Le but de ce gouvernement est d'être aux ordres de la classe dirigeante qui cherche à reconstruire un gouvernement soi-disant plus “consensuel”, nettoyé des figures les plus controversées et les plus embarrassantes, afin de faire avaler plus facilement aux masses la pilule de l’austérité à venir.

Le rôle des masses dans la révolution et la nouvelle Constitution

 
Peu de gens, parmi les commentateurs et les politiciens pro-capitalistes, sont prêts à admettre le rôle crucial joué par les masses tunisiennes au cours des évènements des trois dernières années.

En effet, les grèves et actions de masse de la part des travailleurs, de la jeunesse et des masses populaires ont non seulement évincé Ben Ali du pouvoir en janvier 2011, mais ont également été le facteur déterminant dans le cours de tous les événements politiques d’importance depuis lors. Toute analyse qui omettrait de tenir compte, en particulier, de la force et de l’influence unique du mouvement syndical tunisien pourrait difficilement expliquer quoi que ce soit de ce qui se passe dans le pays.

Par exemple, dimanche dernier, la nouvelle Constitution a été adoptée par une écrasante majorité des membres de l’Assemblée constituante. Cette Constitution est présentée comme très “progressiste”, du moins comparée à celles en vigueur dans le reste du monde arabe (avec en théorie l’égalité des sexes, sans mention de la charia comme principale source du droit, etc.).

Un grand nombre de commentateurs et de journalistes expliquent cela par le fait qu’Ennahda aurait soi-disant une politique plus “conciliante”, moins “jusqu’au-boutiste” que ses homologues des Frères musulmans dans d’autres pays tels que l’Égypte. Mais peu se réfèrent aux traditions séculaires et féministes encore importantes qui existent en Tunisie (en raison du rôle historique joué par l’UGTT sur ces questions), et à la résistance prévisible qu’Ennahda allait rencontrer sur son chemin si elle visait à s’attaquer pour de bon à ces acquis (comme l’interdiction de la polygamie, l’égalité d’accès au divorce, etc). Ces éléments sont pourtant essentiels afin d’expliquer la raison pour laquelle les islamistes ont été contraints à plus de “pragmatisme” dans leur projet d’islamisation de la société.

Ceci dit, il n’y a pas de quoi se réjouir de cette nouvelle Constitution pour autant. Sur la question des droits des femmes, dire qu’il y a encore un long chemin à parcourir vers l’égalité des sexes est un euphémisme. Par exemple, alors que 70 % des hommes en Tunisie sont classés comme faisant partie de la population active, ce chiffre n’est que de 27 % pour les femmes. Un article publié l’an dernier sur notre site (voir ici) évoquait tous les problèmes auxquels sont confrontés les femmes en Tunisie, qui ne pourront être résolus par un simple article écrit dans une Constitution, aussi “progressive” soit-elle, tant qu'une lutte sérieuse n'aura pas été menée sur le terrain afin de transformer fondamentalement la manière dont la société fonctionne.

De nombreux analystes insistent sur le fait qu’avoir une nouvelle Constitution est, en soi, la satisfaction d’une revendication importante de la révolution. Mais la Constitution elle-même n’a jamais représenté qu’une des revendications de la révolution parmi de nombreuses autres, dont les principales étaient clairement les revendications économiques et sociales.

De surcroit, la revendication d’une Assemblée constituante pour rédiger une nouvelle Constitution, telle qu’elle avait été formulée au départ, avait, dans l’esprit de beaucoup de travailleurs et de jeunes révolutionnaires, un caractère complètement différent de ce qui a au final été obtenu. En effet, ce texte constitutionnel, rédigé par l’élite politique dans l’Assemblée et au gouvernement, n'effleure même pas la question de la transformation sociale et économique à laquelle la majorité de la population aspirait. Au contraire, la politique menée jusqu’ici n’a fait qu’empirer les choses pour les “99 %” de la population tunisienne. Ce n’est certainement pas la nouvelle Constitution qui va y changer quelque chose comme par magie.

Pour finir, d’un point de vue politique, comment peut-on parler de “démocratie” quand des accords gouvernementaux sont ficelés derrière les rideaux sans que les masses n'aient leur mot à dire ni le moindre contrôle sur quoi que ce soit ; quand les ministres et les membres de l’Assemblée constituante vivent de salaires et de privilèges scandaleusement élevés alors que de larges pans de la population rencontrent au quotidien des difficultés financières croissantes ; et quand les instruments de répression, y compris de vieilles lois dictatoriales utilisées sous Ben Ali, sont resservies aux quatre coins du pays pour museler ceux et celles qui résistent ?

Pour une politique socialiste, au service des pauvres et des travailleurs


Pour résumer, malgré la propagande qui a cours en ce moment, les exigences et revendications de la révolution tunisienne n’ont absolument pas abouti, bien au contraire. D'ailleurs, comment parvenir à cela, tant que le pays est enserré dans le carcan de l'économie capitaliste, où la richesse produite est toute entière accaparée pour les seuls profits de quelques-uns ?


Un autre modèle de société, une société démocratique et socialiste, portée et construite par les travailleurs, pourrait mettre un terme à la spoliation et au gaspillage capitaliste, et utiliserait les ressources disponibles afin d’élever considérablement les capacités de la société à pouvoir répondre aux besoins de la population.

Un gouvernement véritablement révolutionnaire – contrairement à tous ceux qui se sont succédé au pouvoir depuis la chute de Ben Ali – mettrait en œuvre des moyens radicaux pour s’attaquer aux problèmes de la pauvreté, de la corruption et de la faim dans le pays. Il mobiliserait en masse les travailleurs, les jeunes, les pauvres des villes et des zones rurales, afin de s'assurer le soutien le plus large possible pour une politique qui irait directement à l'encontre du système capitaliste, des intérêts des grands patrons et des propriétaires terriens et de leur État.

Pour commencer, il ferait peu de cas de la dette à payer aux créanciers internationaux, en refusant tout simplement de l’honorer. Il imposerait un contrôle de l’État sur le commerce extérieur, et nationaliserait les grands conglomérats privés sous le contrôle démocratique des travailleurs.

Construire la riposte, dès à présent !


Pour parvenir à un tel gouvernement, il faudra forcément une lutte de masse, indépendante des partis de la bourgeoisie. Une lutte qui, pour être pleinement efficace, devra être organisée et structurée à tous les niveaux.

Dans l’immédiat, on pourrait par exemple établir des comités d’action anti-austérité dans les quartiers populaires, sur les lieux de travail, sur les campus universitaires et dans les lycées, pour se préparer à la nouvelle vague d’austérité qui s’annonce.

Il faudrait organiser sans plus tarder des discussions larges dans les cellules locales de l’UGTT et de l’UGET (le syndicat étudiant) à travers le pays, pour essayer de coordonner la riposte des masses. Une grève générale préventive de 24 h à travers tout le pays serait un bon début pour ramener la balle dans le camp du mouvement ouvrier et pour donner un signal fort au nouveau gouvernement, qu'il comprenne que la moindre mesure d'austérité recevra en guise de réponse une résistance farouche et sans concession.

Bien sûr, comme l'a bien démontré l’expérience de l’année écoulée, une telle grève, si elle reste sans lendemain, ne sera rien de plus qu'un coup dans l’eau. La grève ne prendra du sens que si elle s’inscrit dans un agenda ambitieux visant à une mobilisation de plus en plus grande : c'est-à-dire, en renforçant chaque action de grève et de désobéissance civile par de nouvelles actions plus ambitieuses, plus organisées et plus massives encore, avec des revendications non seulement défensives mais aussi offensives, s’attaquant directement au diktat de la classe capitaliste.

Si nous voulons éviter de voir notre lutte se faire une fois de plus détourner de son objectif par la bureaucratie syndicale et politique, il nous faut absolument construire des structures de lutte révolutionnaire, contrôlées par les masses elles-mêmes, et impliquant autant de gens que possible – toute personne désireuse de participer. Il nous faut des structures collectives (comités populaires et d’action, comités révolutionnaires, comités de quartier – quel qu’en soit le nom) afin d'organiser le mouvement par la base et pour la base.

De telles structures, connectées par un système de délégation à l’échelle locale, régionale et nationale, poserait la base pour préparer les travailleurs, les masses populaires et les jeunes à se substituer pour de bon par eux-mêmes au pouvoir des capitalistes et de leur État, et à construire une société qui réponde enfin à leurs aspirations.

La gauche tunisienne et le mouvement présent


Malheureusement, les dirigeants des principaux partis qui se disent “socialistes”, “marxistes” ou “communistes” en Tunisie ont en majorité abandonné la défense d’un tel programme socialiste, vu qu'ils préfèrent courir après des accords sans scrupules et sans principes avec des partis politiques qui défendent un agenda néo-libéral.

En particulier, les dirigeants de la coalition du “Front populaire”, en concluant honteusement l’an dernier un accord politique avec les forces liées à l’ancien régime au travers du “Front de salut national”, portent une lourde responsabilité quant à la crise que traverse à présent la gauche organisée.

En décembre dernier, la direction du Front populaire, après avoir rencontré l’ambassadeur américain, a à nouveau réaffirmé son soutien à la mise en place d’un gouvernement “technocratique”. Au cours des derniers jours, les dirigeants du Front se sont contentés de contester le choix du ministre de l’Intérieur du nouveau gouvernement Jomaa, sans pour autant rejeter en principe ce qui n’est pourtant rien d’autre que la nouvelle formule gouvernementale imposée par la classe dirigeante afin d’appliquer ses politiques viscéralement anti-ouvrières.

Les partisans du CIO en Tunisie essaient d’encourager les discussions avec d’autres militants de gauche sur la nécessité de la construction d’une nouvelle alternative politique de masse qui puisse véritablement représenter la classe ouvrière et les pauvres tout en restant fidèle à leurs aspirations au changement révolutionnaire.

Nombreux sont ceux qui dans les rangs de la gauche, parmi les membres de base du Front populaire, dans les mouvements sociaux et ailleurs, s’interrogent sérieusement sur l’orientation et le programme appliqués par les dirigeants de la gauche politique ces dernières années : en essence, servir de couverture de gauche aux plans de la classe dirigeante visant à mettre un terme au processus révolutionnaire. De la même manière, beaucoup de militants au niveau de la base de l’UGTT et, dans une certaine mesure, à certains niveaux intermédiaires du syndicat, sont très critiques vis-à-vis de la politique menée par la direction centrale du syndicat.

En conséquence, de nombreux réalignements politiques ont lieu en ce moment dans les partis de la gauche tunisienne suite à la récente expérience révolutionnaire. La constitution du groupe FOVP (“Force ouvrière pour la victoire du peuple”, mentionné dans l'interview), résultat d’une scission au sein de la LGO (“Ligue de la gauche ouvrière”, aujourd’hui section tunisienne du Secrétariat unifié de la Quatrième Internationale) est une expression de ce processus parmi de nombreuses autres.

La mise en place d’une plate-forme large ouverte à tous les militants et à tous les groupes qui refusent des accords politiques avec les partis pro-capitalistes et qui veulent construire la lutte selon des lignes de classe claires serait un pas en avant bienvenu afin de reconstruire l’instrument politique révolutionnaire dont les travailleurs et les masses pauvres en Tunisie ont désespérément besoin pour la réussite de leur révolution inachevée.

 


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