lundi 21 octobre 2013

Théorie : Histoire marxiste 2 : la révolution agricole

L'apparition des castes et des classes sociales


Dans notre premier article sur l'histoire marxiste, nous avons décrit la vie des hommes dans les sociétés dites de communisme primitif. Ces hommes vivaient en harmonie avec la nature (ou plutôt, en soumission complète à elle), dans une société sans classes sociales, ni propriété privée, ni exploitation. Comment en sommes-nous arrivés, à partir de cet état, à vivre dans la société actuelle, caractérisée par une inégalité jamais vue en aucune autre époque de l'histoire ? La différenciation de la société en classe sociales trouve son origine dans la révolution agricole, ou néolithique.


Si les premiers hommes vivaient en petits groupes communistes, ce n'est pas parce que ces gens étaient tellement plus sages que les gens d'aujourd'hui, mais parce que la forme de leur société, comme toute société, était conditionnée par la base technologique à leur disposition. Dans le cas des sociétés primitives, les maigres moyens de récolte (chasse et cueillette) ne permettait pas l'accumulation d'un produit social capable de créer des inégalités. Tous étaient dès lors solidaires dans la survie face à la nature hostile.

Tout cela change avec l'apparition de techniques permettant l'accumulation d'un “surproduit”. D'une part, des modes de production qui permettent au travail d'une personne de pourvoir aux besoins de plusieurs personnes à la fois : c'est l'agriculture et l'élevage. D'autre part, des technologies et infrastructures qui permettent de conserver le surplus alimentaire : c'est la poterie, les greniers de village, l'adoption d'aliments faciles à conserver et transformer (surtout céréales). Les groupes d'agriculteurs se sédentarisent et vivent dans des maisons construites pour durer.

Cette “révolution” agricole s'est effectuée plus ou moins à la même période en plusieurs points bien déterminés du globe, appelés “foyers d'agriculture” (culture du blé au Moyen-Orient, du riz en Asie, du maïs ou de la pomme de terre en Amérique…), qui vont se propager petit à petit au monde entier au fil des siècles. 

L'agriculture permet à certains hommes d'en nourrir d'autres.
Les hommes peuvent dès lors se spécialiser et se répartir
en différents métiers

Le surproduit social
 

L'agriculture libère l'humanité de la course infernale à la récolte de nourriture : désormais, tout le groupe n'est plus obligé d'être constamment en chasse. Un petit groupe de personnes peut, par son travail, en nourrir un plus grand. On voit ainsi se dégager un surproduit social. Depuis lors, toute la question de l'histoire de l'humanité, tous les revirements sociaux et politiques de toute les époques, toutes les luttes de classes, ont toujours tourné au final autour de cette question : comment répartir le surproduit social entre les différentes catégories de la population ?

L'existence d'un surproduit a bouleversé toute la structure de la société de fond en comble. Désormais, des personnes pouvaient, plutôt que d'être occupées à chercher de la nourriture, se concentrer sur un métier qui leur plaisait ou dans lequel elles étaient douées : poterie, menuiserie, forge, couture… Dans certains cas, on voit ainsi apparaitre des castes d'artisans qui gardent jalousement le secret de leur formation. Alors que les hommes et femmes des sociétés primitives vivaient au jour le jour en fonction des besoins immédiats de leur groupe, devenant tour à tour pêcheur, chasseur, peintre, selon leurs envies, maintenant, chacun se spécialise dans une fonction. Cela implique aussi inévitablement l'apparition de la propriété privée.

Par son travail, l'homme maitrise et modifie à présent la nature. Cela a un très fort impact sur la conception religieuse de l'humanité. Alors que les peuples des sociétés communistes primitives se considèrent comme faisant partie de la nature, l'égal des animaux et des plantes, l'homme d'après la révolution agricole se considère comme à part, comme un être dominant. On retrouve les traces de ce bouleversement sur le plan philosophique et spirituel dans beaucoup de récits religieux notamment dans la Genèse biblique avec le sacrifice d'Isaac, commémoré chaque année par les musulmans lors de la fête de la Tabaski. 

Ce que représente ce sacrifice du mouton, est le fait qu'à partir de ce point, l'humanité ne se considère plus comme l'égal des autres créatures : tuer un humain est devenu mal ; par contre, l'homme a maintenant le droit d'exploiter et tuer les autres animaux à sa guise (les hommes primitifs souvent s'excusaient auprès de l'animal qu'ils avaient chassé et accomplissaient un rite pour le repos de son âme), car il se considère comme leur supérieur, et il le retranscrit en termes religieux.

La tabaski est une célébration du sacrifice d'Isaac, symbole de la supériorité
de l'homme sur l'animal, concept inventé au néolithique

Premières villes, apparition des castes

L'artisan qui connait son métier est bien plus productif que n'importe qui avant lui dans la société primitive. Mais comme il ne peut pas manger directement le fruit de son travail (un pagne, ça ne se mange pas), il se voit contraint d'échanger avec d'autres. Ainsi nait le commerce, qui ne va cesser de se complexifier au fil des époques. Au départ, les artisans et agriculteurs échangent entre eux dans un même village. Puis, les artisans vont se regrouper en un endroit, où il sera plus facile d'organiser les échanges avec les régions agricoles environnantes. On voit donc apparaitre pour la première fois des villes (et donc pour la première fois, la séparation entre la ville et la campagne). Certaines personnes peuvent aussi se spécialiser dans l'extraction de ressources naturelles là où auparavant nul ne pouvait habiter (mineurs dans les montagnes du désert…).
En plus de métiers manuels, apparaissent d'autres spécialisations, intellectuelles celles-là. On voit apparaitre pour la première fois des gens dont la seule activité est la réflexion ou la production artistique : ingénieurs, philosophes, astrologues, mathématiciens, scribes, griots, marabouts… Ces spécialistes ne produisent a priori rien et doivent vivre du surproduit social. Pour encourager la population à les financer en échange de leurs bienfaits, leur rôle s'entoure bien souvent d'une aura mystique. C'est pourquoi ces premiers intellectuels s'octroient la plupart du temps également un rôle religieux en tant que prêtres, dotés d'une puissante autorité.

Une deuxième spécialisation, elle aussi vivant du surproduit social, est la caste des guerriers, spécialistes du combat, dont la seule occupation est l'entrainement militaire et la guerre. Que ce groupe soit apparu de manière indigène, par nécessité afin de protéger la société en plein essor des autres peuples jaloux, héritiers de sociétés de chasseurs, ou qu'il descende d'envahisseurs qui ont remplacé l'élite indigène et se sont installés en tant que caste guerrière exclusive ou nouveau “clan royal”, ces guerriers occupent souvent un rôle politique dominant dans la jeune société. 

Une des plus célèbres des premières cités-États de l'Antiquité, Babylone
(dont les ruines se trouvent aujourd'hui en Iraq)

Le commerce

La spécialisation des métiers et l'organisation de la société allant en se complexifiant de plus en plus, certains groupes se spécialisent dans un type de production bien défini (en raison de critères géographiques, de proximité aux ressources naturelles…), et échangent avec d'autres groupes. Alors que ces échanges ne pouvaient auparavant avoir un caractère permanent (en l'absence d'un surproduit pouvant être échangé et de capacités de stockage), ils deviennent de plus en plus réguliers et on voit donc apparaitre un véritable commerce entre différentes villes, régions ou pays. Pour ces échanges, vu la faiblesse des moyens de communication et le manque d'organisation des différents groupes de producteurs, un nouveau métier apparait : celui de marchand. 

Tout comme le guerrier et le prêtre, le marchand ne joue lui non plus en soi aucun rôle dans la production de richesses : il vit d'une sorte de “taxe” (bénéfice commercial) qu'il prélève sur le dos des producteurs (artisans et agriculteurs). On aurait pu imaginer que les producteurs organisent eux-mêmes le commerce entre leur groupe et d'autres sans passer par cet intermédiaire. Mais dans les conditions de communication et de transport de l'époque, il était historiquement nécessaire de passer par lui. 

Le marchand deviendra de plus en plus puissant au fur et à mesure que s'intensifieront les échanges internationaux. Certaines villes passent entièrement sous le contrôle de conglomérats de marchands qui y sont basés. En Europe, le marchand finira par complètement écarter le guerrier et le prêtre, en même temps qu'il acquerra un rôle prédominant dans la production lorsqu'il se changera en capitaliste. Aujourd'hui, c'est lui qui domine le monde.

Les marchands, spécialistes du commerce, tirent leur bénéfice des différences
de spécialisation entre différentes régions ou pays


L'esclavage

La division sociale peut aller jusqu'au point évidemment où une partie de la population est officiellement contrainte de travailler à plein temps pour le compte d'une autre partie de cette même population : c'est l'apparition de l'esclavage. Pour les hommes des sociétés primitives, cela n'avait aucun sens de demander à un homme de travailler pour le compte de quelqu'un d'autre, vu que dans leur société, le travail d'une personne suffisait à peine à nourrir cette même personne. Mais à présent, il devient techniquement possible pour une personne d'en faire travailler une autre de force pour son propre intérêt.

Une telle violence pour obtenir de la main d'œuvre semblait à l'époque toute naturelle. Le salariat tel que nous le concevons de nos jours ne pouvait à ce moment que difficilement exister. En effet, à l'époque, il était très facile pour tout individu de simplement vivre de ses propres ressources avec un petit lopin de terre et quelques moutons : la terre était tellement vaste à l'époque, n'importe qui pouvait partir et simplement disparaitre en brousse ! 

Mais aujourd'hui, sous le capitalisme, cette possibilité ne s'offre plus que difficilement à celui qui veut vivre en-dehors de la société, vu que toute la terre est déjà divisée en parcelles bien définies, et qu'on sait toujours où te retrouver. Le prolétaire de nos jours n'a pas le choix que de louer “volontairement” sa force de travail à un patron. Cela aurait été par contre impensable à l'époque des premières civilisations. C'est pourquoi l'esclavage a été un des premiers modes d'exploitation de l'homme par l'homme (en plus des autres modes d'extorsion du fruit du travail des paysans et artisans “libres” via des taxes, des journées de travail gratuit, etc.).

Cela ne veut pas dire que l'esclavage était un mode extrêmement répandu d'exploitation. Maintenir une large population d'esclaves n'est possible qu'au prix d'un effort permanent pour éviter les révoltes et les tentatives de fuite, en plus de poser de graves problèmes sur le plan politique (concurrence avec les travailleurs libres, etc.). C'est pourquoi les véritables sociétés esclavagistes constituent plus l'exception que la règle sur le plan historique (Grèce, Rome). Dans la plupart des autres sociétés (Chine, Égypte…), l'esclavage restait cantonné à une manière bien pratique de punir des criminels ou de rembourser une dette, ou d'exploiter des prisonniers de guerre.

La possibilité nouvelle d'extraire un surplus du travail humain
donne naissance à l'esclavage

Les premiers États

La société est donc devenue extrêmement complexe depuis l'époque primitive. Les agriculteurs, éleveurs, ouvriers, artisans, côtoient des guerriers, des intellectuels, des prêtres, des commerçants, des esclaves… avec en plus une structuration différente en fonction des régions, etc. On voit alors ces différents groupes spécialisés entamer une lutte pour le surproduit social. Ce surproduit est entièrement le fruit du travail de la partie laborieuse de la population (surtout des agriculteurs et des artisans). 

Mais d'autres groupes non productifs, vivant uniquement au crochet de la société, mais a priori nécessaires au développement de cette société (commerçants, sages, guerriers), apparaissent et, soit par la ruse, soit par la force, soit par leur rôle central dans la répartition des richesses, s'accaparent le pouvoir sur le plan économique et politique, se taillent la part du lion en inventant de nouvelles lois, taxes, sacrifices, journées de travaux gratuits, etc. que doivent respecter les agriculteurs et artisans afin de pouvoir bénéficier de la “protection” de ces gens.

Ainsi, on voit à tous les coups s'associer castes religieuses et militaires pour s'assurer leur domination sur le reste de la société. C'est ainsi qu'apparaissent les premiers États de caste, dirigés par des “rois-prêtres”, d'origine divine –  comme les pharaons égyptiens – ou ayant à tout le moins une relation privilégiée avec la divinité, et dont les lois constituent la base des premières religions (panthéon égyptien, hindouisme, judaïsme, religion akan…).

Les pharaons d'Égypte, supposés de nature divine, étaient chargés d'organiser
la production et de répartir le surproduit social entre les différents groupes
au sein de la société.

Une autre histoire aurait-elle été possible ?

Nous avons brossé ici le tableau typique des premières civilisations (cités-États et sociétés claniques de l'antiquité) telles que nous les avons vues se développer au Moyen-Orient (Sumer, Canaan, Ur, Babylone…), en Afrique (civilasation de Nok, Grand Zimbabwé, royaumes Ashanti…), en Asie (civilisation de l'Indus au Pakistan, Chine ancienne…), en Amérique (peuples Mayas du Mexique…) et en Europe (premières cités grecques et italiques…).

Mais pourquoi n'aurait-on pas pu imaginer à l'époque une transition douce vers une société harmonieuse où le surproduit aurait été réparti entre tous ? C'est qu'à l'époque les connaissances scientifiques, les techniques de communication et de planification… faisaient encore grandement défaut. Chez les peuples qui ne se sont pas divisés en castes ou en classes, le surproduit était entièrement consommé lors des années d'abondance : tout le monde engraissait ou faisait plus d'enfants ; puis, lorsque la société arrivait à une limite ou lorsque survenaient plusieurs années de mauvaise récolte, la société dépérissait (famines, maladies, migration d'une partie du groupe…) sans qu'aucun progrès n'ait été effectué.

En revanche, les sociétés divisées en castes où une minorité (chef de guerre, prêtres…) décidait de la répartition du surproduit social, concentrait tout le surproduit en un point en ne laissant que le minimum au reste de la société. Le surproduit pouvait donc servir à faire des investissements sociaux (infrastructures comme canaux d'irrigation, greniers, route…) qui permettait à la société de mieux encaisser les périodes de crise ; même si une grande partie était aussi gaspillée au seul bénéfice des castes dominantes pour construire de luxueux palais, etc., et si les méthodes utilisées pour faire bâtir ces infrastructures étaient souvent extrêmement cruelles et barbares. C'est-à-dire que du point de vue du développement de l'humanité, cette division était (à l'époque, et vu la base technologique donnée) un “mal nécessaire”.

Enfin, elles étaient mieux équipées pour faire la guerre que les peuples pacifiques d'agriculteurs et artisans, qui ne leur offraient dans bien des cas qu'une bien piètre résistance et dont le mode d'organisation et la culture disparaissaient en même temps que leurs populations devenaient esclaves ou tributaires d'un autre groupe mieux organisé, et que les vainqueurs leur imposaient leur propre structure sociale. D'où l'apparition des premiers “empires” (du mot latin “imperium”, qui signifie “domination”) : empire babylonien, empire perse, empire égyptien, empire songhaï, empire du Mali… certaines de ces sociétés passèrent à un stade supérieur en devenant de véritables empires esclavagistes (Rome), que nous étudierons dans notre troisième article sur l'histoire marxiste.

La ville de Kumasi, capitale de l'empire ashanti (actuel Ghana),
avant sa destruction par les Britanniques

Bref, la question n'est donc pas de savoir si « Une autre histoire aurait été possible », mais de constater que ça n'a pas été le cas, nulle part et sur aucun continent, et d'expliquer pourquoi. 

Ainsi, comme par une fatalité historique, l'humanité s'est retrouvée plongée dans le chaos, l'injustice et la violence, très peu de temps après qu'aient été faites des découvertes majeures qui ont en même temps contribué à un développement sans précédent de l'espèce humaine – qui ont en fait déclenché tout le processus civilisateur. Il faudra bien des traumatismes et des bouleversements avant d'arriver à ce qu'un jour, puisse revenir ne serait-ce que l'espoir que l'égalité puisse régner à nouveau – ce pour quoi nous nous battons aujourd'hui.

(la suite de cette série : ici)

Beaucoup de cités antiques nous ont laissé de très belles ruines à contempler
(ici Ek' Balam, au Mexique)

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