mercredi 31 juillet 2013

CI : la “question burkinabée” et les étrangers en Côte d'Ivoire

Ne laissons pas l'extrême-droite nous diviser !
Que tu sois ivoirien, que tu sois étranger, c'est la même galère pour tout le monde !


Lettre adressée à la rédaction de l'Éléphant déchainé :
En tant que représentant du CIO – Comité pour une Internationale ouvrière – en Côte d'Ivoire, je ne pouvais laisser passer sans réponse la contribution du Dr. Abdoulaye Sylla parue dans l'Éléphant déchainé du vendredi 26 juillet 2013. J'exprime aussi mon regret de voir un journal que je considère de “gauche” (le seul vrai) tel que l'Éléphant déchainé accepte d'accorder une telle tribune à de tels propos. Mais soit, vous agissez au nom de la liberté d'expression, et en ce même nom, j'espère que vous publierez ma réponse ci-dessous.

Dans son article, le docteur fait un étalage d'idéologie fasciste des plus répugnants, dans lequel il qualifie le “faible étranger” vivant en Côte d'Ivoire de “cheval de Troie”, de “pion” entre les mains du “capitaliste néolibéral cynique”. Ce à quoi nous assistons donc ici n'est pas à un simple “défoulement” contre les étrangers qui “prennent les emplois des nationaux, font trop d'enfants, s'accaparent les petits commerces” comme on peut l'entendre dans le monde entier : aux États-Unis contre les Latinos, en Russie contre les Caucasiens, en Europe contre les Turcs et les “Arabes”, à Hong Kong contre les Népalais, en Chine côtière contre les Chinois de l'intérieur, au Burkina contre les Burkinabés de Côte d'Ivoire, au Bénin contre les Nigériens, et au Niger contre les Béninois.

Non, nous assistons ici, non pas à un cri irréfléchi venant du fond du cœur, mais à un discours réfléchi, argumenté, et qui se veut cohérent et “anti-système” par-dessus le marché ! L'auteur répète ici chez nous, en Côte d'Ivoire, la même idéologie puante qui est diffusée à large échelle par le Front national français et tous les autres mouvements fascistes de l'Europe entière, de Nation en Belgique à Aube dorée en Grèce, en passant par les délires meurtriers d'Anders Breivik en Norvège ou la Ligue du Nord italienne qui balance des bananes sur une ministre parce qu'elle est noire. L'auteur cite d'ailleurs un passage ridicule de l'écrivain d'extrême-droite Julien Freund, un auteur absolument inconnu pour quiconque n'a pas fréquenté les cercles d'extrême-droite française. Et ce cher docteur voulait nous parler de “sauvegarde nationale”… mais lui-même est l'esclave des colons. 

Un autre Abdoulaye Sylla écrivait pourtant en 2009 dans la revue Baobab un article très intéressant sur les écrivains noirs valets de l'impérialisme, dans lequel il citait Jean Ziegler et faisait de nombreuses références à Thomas Sankara. S'il s'agit de la même personne (et probablement oui, vu que l'expression “nomadiser comme des plantes en pot” revient dans les deux articles), on voit que la crise de 2010 est entre-temps passée par là en faisant des ravages dans les pensées du brave docteur… qui s'est entre-temps trouvé de nouveaux mentors étrangers.

Je voudrais donc dans cet article répondre aux arguments du docteur Sylla, non sans avoir dressé un petit tableau de la situation des étrangers en Côte d'Ivoire et donné quelques notions d'économie politique. J'apporterai ensuite mon point de vue en termes d'alternatives au “capitalisme néolibéral cynique”, car, si je ne partage pas les conclusions du docteur, je suis par contre d'avis avec lui que la situation est intenable et qu'il nous faut une rupture radicale contre ce système d'exploitation mondial.

Les petits copains d'extrême-droite du docteur Sylla

Les étrangers en Côte d'Ivoire – une notion toute relative

Que signifie “être étranger en Côte d'Ivoire” ? Combien y a-t-il d'étrangers en Côte d'Ivoire ? Tout d'abord, force nous est de constater que personne ne le sait ! Notre gouvernement qui est capable de chiffrer à l'unité près le nombre d'emplois informels créés depuis deux ans dans le pays est incapable de nous donner un chiffre fiable à ce niveau. Nous devons donc nous baser sur le dernier recensement, qui date de 1998. Selon les chiffres de ce recensement, le pays comptait alors 4 millions d'étrangers, dont 2 millions d'immigrants – les autres, c'est-à-dire près de la moitié d'entre eux, étant nés en Côte d'Ivoire. La population totale étant alors de 15 millions d'habitants, la population du pays était donc composée d'étrangers à 26 %. Mais on remarquait à ce moment une tendance à la baisse – le recensement précédent, effectué en 1988, montrait une population de 28 % d'étrangers. Il était également relevé à l'époque que le solde migratoire ivoirien était devenu négatif : c'est-à-dire que plus de personnes quittaient la Côte d'Ivoire que de personnes qui y entraient. On se demande donc d'où notre docteur tire l'affirmation « un stock de populations issues d'un unique pays et dont le volume est alimenté quotidiennement par un flux continu ». Ce flux continu ne semble exister que dans l'imagination du brave docteur. 

De même ce “pays unique”, à moins que l'auteur, poussé par son nombrilisme ivoiriste, ne considère le reste du monde que comme formant un tout, contre la Côte d'Ivoire. C'est quand même amusant (?) de voir la même personne se faire le défenseur de “l'Afrique, attaquée de toutes parts” dans le même article où il stigmatise ainsi la communauté burkinabée, “61ème ethnie” de Côte d'Ivoire (j'ai toujours cru que ce poste de 61ème ethnie était déjà occupé par les Libanais). Bref, les Burkinabés ne sont pas africains apparemment pour notre docteur, ni les Béninois, les Nigérians, les Nigériens, les Ghanéens, les Guinéens, les Sénégalais, qui tous ensemble forment la moitié de la population étrangère de Côte d'Ivoire. Mais oui, il est vrai que les Burkinabés (qui ne sont pas une ethnie… puisqu'on y trouve aussi bien des Mossis que des Lobis, des Sénoufos, des Gourmantchés… mais soit, passons, n'allons pas donner un cours de géographie à un docteur en philosophie) représentaient, selon le dernier recensement, à eux seuls un peu plus de la moitié de la population étrangère en Côte d'Ivoire, et même – en 1998 en Côte d'Ivoire, un habitant sur 6 était d'origine burkinabée.

Mais il y a étranger et étranger. La Côte d'Ivoire comptait 26 % d'étrangers en 1998, quand la France compte aujourd'hui 11 % d'immigrés. Mais toute personne née en France reçoit la nationalité française, quelle que soit celle de ses parents. En réalité, si on appliquait à la France les mêmes critères qui sont appliqués à la Côte d'Ivoire, il y aurait là aussi, selon l'INED, 23 % d'étrangers (sur deux générations), voire plus, en fonction du nombre de générations comptées. Mais il y a bien sûr étranger et étranger. En France par exemple, si on parle tellement des “envahisseurs arabes”, il faut se rendre compte que sur 14 millions de français d'origine immigrée, 38 % viennent d'Europe du Sud (Portugais, Espagnols, Italiens) et seulement 22 % viennent du Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie). Il n'y a que 2 % de Turcs et 5 % d'Africains parmi ces étrangers, contre 13 % de personnes venant d'Europe (autre que méridionale).

En Belgique, la proportion d'étrangers qui a très vite augmentée dans les années '60 à '80 (comme chez nous, et ce n'est pas une coïncidence, mais c'est lié à l'évolution de l'économie pendant ces années) stagne depuis 1980, et baisse même depuis 2000 (recensement de 2005) – tout comme en Côte d'Ivoire le flux d'immigrés s'est tari avec la crise de la fin des années '80. Là aussi, il y a étranger et étranger : combien de Belges ne sont-ils pas surpris d'apprendre que les “Arabes” ne se figurent pas dans les trois plus grandes communautés étrangères que compte le petit royaume ! Les Italiens (21 %) y occupent en effet la tête du classement avec les… Français ! (13 %) et les Néerlandais ! (12 %) Les Marocains et les Turcs ne représentant que respectivement 9 % et 5 % des étrangers en Belgique. Chez nous aussi, un Togolais ou un Béninois est moins visible qu'un Malien ou qu'un Guinéen… Mais ce n'est pas là le fond de l'affaire ni notre propos du jour.

Des “envahisseurs burkinabés” qui travaillent sur une plantation en Côte d'Ivoire.
En plein soleil toute la journée, pour un salaire de 100 000 f… par an !

Une économie monopolisée par des non-nationaux

Le vaillant docteur, pourfendeur du système, dénonce le fait que « des pans entiers de notre économie sont monopolisés par des non-nationaux, quand un proconsul est nommé [et] somme l'Assemblée nationale de voter des lois contraires à nos mœurs et aux intérêts du peuple » – mais quoi de neuf mon cher ? « Tu as quitté où ?! » serais-je même tenté de lui dire ! C'est depuis la création même de la Côte d'Ivoire que l'économie nationale est accaparée par des multinationales françaises pour ses échelons supérieurs (aujourd'hui, 500 entreprises françaises détiennent 40 % de l'économie du pays et en particulier les secteurs-clés de l'économie, et dix ans de “refondation” n'y ont rien changé!), qu'elle est accaparée par les Libanais (qui sont souvent ivoiriens) pour ses échelons moyens, que les postes dans l'administration sont donnés à des “étrangers” (à l'époque, Béninois et Sénégalais importés par la France en tant que “nègres civilisés”), et que le gros de la main d'œuvre est composée de “Voltaïques”.

Cette même politique a été poursuivie par le “proconsul” Houphouët (qui à l'époque jouait à l'égard de la Guinée, du Mali et du Burkina le même rôle que Compaoré a joué à l'égard de la Côte d'Ivoire), qui lui-même en 1965 tentait de faire passer au parlement le principe de la double nationalité, accordait le droit des votes aux étrangers et naturalisait à tours de bras. Mais à l'époque, cela ne posait pas tant de problèmes qu'aujourd'hui, tant que l'argent du cacao circulait. Si nous sommes bien loin de cette époque révolue, on se demande bien où voudrait en (re)venir (?) le docteur Sylla lorsqu'il dénonce cette situation à ses yeux outrageuse. À ce propos, je lisais encore ce matin un article publié en 2007 par Sylvie Bredeloup et qui explique d'une part comment les transporteurs burkinabés se sont soudainement retrouvés propulsés par la crise ivoirienne, de l'autre le sinistre accueil qui est réservé au Burkina à ces Burkinabés de Côte d'Ivoire désireux de rentrer et d'investir “au pays”.

Car les fascistes adorent la thèse du complot, usent et abusent de “conspirationnisme”. « La guerre a profité aux Burkinabés, donc elle a forcément été provoquée par les Burkinabés », entend-on souvent. Avec la même logique, on pourrait dire que le tsunami qui a dévasté la Thaïlande en 2005 a été programmé à l'avance par les promoteurs immobiliers désireux de racheter à bas prix les terres des pêcheurs chassés par le dit tsunami. Ou que le météore qui a explosé en avril au-dessus de la ville de Tchelyabinsk en Russie et dont l'onde de choc a fait exploser toutes les fenêtres de la ville, a été commanditée par une sombre secte de vitriers de la ville. Et pourquoi pas ?! Pour les “conspirationnistes”, rien d'impossible ! Ils accordent en effet tous les pouvoirs à la classe “capitaliste néolibérale cynique”, qui contrôle le monde via des “sectes sataniques”, comme chacun le sait.

Non seulement c'est mettre sens dessus-dessous la loi de cause à effet, mais cela a deux effets pernicieux : d'une part, cela accorde un bien trop grand crédit à ces capitalistes offshore qui en réalité, et ils le démontrent chaque jour, ne comprennent eux-mêmes rien du tout au système dont ils sont censés être les maitres, ce qui ôte justement toute combativité à cette population qui est censé les combattre ; d'autre part, c'est chercher à faire croire que n'eussent été ces capitalistes-néolibéraux-cyniques-offshores-poussant-dans-des-pots et leurs sectes sataniques, nous pourrions vivre dans un système capitaliste “normal”, à visage humain, qui offrirait la liberté à tout un chacun et dans lequel chacun pourrait investir et prospérer. C'est soit de la bêtise, soit de l'utopie, soit de la tromperie, mais dans tous les cas, cela nous empêche justement de lutter car, malgré les références à Simone Weil (militante communiste antinazi qui doit se retourner dans sa tombe), nous n'avons pas, docteur, correctement identifié l'ennemi.

Les “étrangers” se seraient accaparé le secteur des transports
grâce à la guerre qu'ils auraient eux-mêmes provoquée

L'impérialisme, c'est quoi ?

La Côte d'Ivoire, comme beaucoup de pays africains, a basculé du jour au lendemain dans le système capitaliste mondial qui s'était développé à partir de l'Europe mais s'était étendu au monde entier. Ainsi, les pays d'Afrique toute comme la Russie, la Chine, etc. n'ont pas connu un capitalisme se développant de manière organique à partir des petits artisans qui deviennent tour à tour petits patrons puis, par le jeu de la concurrence, des rachats, des fusions d'entreprise, patrons de plus en plus grands avant d'aboutir au capitalisme monopolistique, impérialiste, actuel. Il n'y a ici aucune conspiration, aucun complot. Il s'agit juste de l'évolution naturelle d'un système économique qui s'est de part lui-même et inévitablement changé en monstre, suivant ses propres lois qui déjà avaient été définies par Marx dès 1848 – prévoir cent-cinquante ans à l'avance à quoi ressemblera le monde de demain, plus fort que Malachie !

C'est-à-dire que le capitalisme dans nos pays suit les lois d'un développement inégal et combiné : tout d'un coup, brulant toutes les étapes historiques, on voit débarquer des investissements lourds équipés avec le dernier cri de la technique, basés sur une technologie qui n'avait pas eu le temps de se développer dans notre pays, et sur des capitaux qu'aucun national ne pourra jamais obtenir par son propre labeur. C'est-à-dire que sur le trottoir devant l'usine énorme et hypermoderne, on trouve une foule de petits artisans et commerçants. C'est-à-dire que les charrettes à cheval de Dakar ont des roues en caoutchouc. C'est-à-dire que nous vivons dans l'anachronisme. La bourgeoisie africaine ne s'est pas développée en suivant un développement historique propre – elle a été créée de toutes pièces par le capital étranger. C'est pourquoi elle ne peut jouer et n'a jamais joué le moindre rôle indépendant de l'impérialisme. Les quelques tentatives de lutter contre l'impérialisme par une frange de la bourgeoisie “nationale” n'ont pu se faire qu'au prix de soulèvements populaires massifs, et ont toutes été vouées à l'échec. La Côte d'Ivoire, cher docteur, n'est pas une exception, et aucun de ses dirigeants n'a jamais été envoyé par Dieu.

Mais il faut nuancer : “ont toutes été vouées à l'échec”… à moins qu'elles ne sortent complètement du champ du capitalisme – et c'est ce qui a permis le succès des révolutions russe et, dans une moindre mesure (à cause de la déformation stalinienne de leur direction qui s'est manifestée dès le départ), chinoise et vietnamienne. Car docteur, comprenez bien qu'il n'y a pas une version de “capitalisme néolibéral cynique” et une version de capitalisme “light, humaniste, patriotique”. Le capitalisme n'est pas une idéologie, c'est un système économique. L'impérialisme n'est pas, n'en déplaise à Modibo Keita, une « manifestation de la volonté de domination […] d'un peuple sur un peuple », n'est pas un choix politique – l'impérialisme, c'est un état de fait, une étape, la “phase suprême du capitalisme”, et cela n'a pas changé depuis qu'il a été caractérisé de la sorte par Vladimir Lénine en 1916. On ne peut donc lutter contre l'impérialisme sans lutter contre le capitalisme. Mais les patriotes ivoiriens ont tout mélangé.

Lorsque la France bombardait l'aviation ivoirienne en 2004, quelle aurait dû être la réaction adéquate de la part de tout dirigeant soucieux de soustraire son peuple à l'influence étrangère ? Envoyer une masse de jeunes désespérés et égarés assiéger le 43ème Bima ? Intimider des cadres étrangers ? Mais qu'est-ce que ça change ?! Comment peut-on lutter contre la domination française sur l'économie ivoirienne et en même temps donner le port d'Abidjan à Bolloré ? Lutter contre l'impérialisme (qui n'est pas que français), ça veut dire une seule chose : nationalisation de l'ensemble des capitaux étrangers présents sur le sol ivoirien. Comment y parvenir ? Organiser des comités d'entreprise et des occupations d'entreprise. Comment s'assurer de la bonne marche de l'industrie ainsi collectivisée, et du fait que les ressources nationales profitent à la nation ? La faire passer sous le contrôle démocratique de comités populaires (ouvriers et paysans) dirigés par des représentant élus, ne recevant pas plus que le salaire moyen d'un travailleur qualifié, et révocables à tout moment. Mais forcément, cela, c'est du “communisme”, et le FPI petit-bourgeois “socialiste” voulait de tout sauf d'une révolution socialiste.

Car si le docteur Sylla fait des allusions quant à la “dangerosité des peuples qui sont poussés dans leurs derniers retranchements”, que propose-t-il à la place ? En quoi est-il dangereux ? Pour qui ? Avec quel plan d'actions ? Quelle stratégie ? Quel modèle de société alternative ? RIEN. RIEN ! Son seul slogan concret est le très subtil et très viril « Un pied dedans, un pied dehors, c'est dehors ! » Et après on fait quoi avec ça ? Foutre étranger dehors, ça se mange ? Et tous ces étrangers qui sont nés ici, dont les enfants sont nés ici (et souvent de père ou de mère ivoirien(ne)) et que tu veux ramener de force chez eux, quel accueil va-t-on leur réserver là-bas ? Tu t'en fous de ça hein ? C'est pas ton problème hein ? C'est celui du voisin ? Et c'est comme ça qu'on va ramener la paix dans le pays et sauver l'Afrique, “attaquée de toutes parts” ? Oui, pauvre Afrique qui est attaquée de toutes parts y compris dans son propre ventre par ses propres enfants qui préfèrent s'entre-déchirer plutôt que de s'asseoir et réfléchir ensemble à comment nous allons nous en sortir, ensemble… Et pendant que nous nous entre-déchirons, le capitalisme-néolibéral-cynique-plante-en-pot, lui, rigole, rigole, rigole, et entretient son obésité en vendant des armes aux uns et aux autres, par-dessus le marché !

« Ne t'inquiète pas, Afrique… nous partirons dès que nous aurons fini »

Ce que tout le monde pense tout bas…

Les fascistes prétendent toujours “dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas” – mais si les gens le pensent et ne le disent pas, c'est parce que ce sont des humains et qu'ils se rendent bien compte qu'il y a une entourloupe dans ce raisonnement à deux francs !

Le “faible étranger” serait un cheval de Troie du système. C'est vrai que, déraciné, fraichement sorti de sa brousse natale (en ce qui concerne les nouveaux venus), venu “se chercher”, il est prêt à accepter n'importe quel boulot pour n'importe quel salaire. C'est vrai aussi que, ce faisant, il est en concurrence avec les travailleurs ivoiriens qui eux, sont payés au Smig, mais ne sont pas payés, vu qu'un étranger est venu travailler à leur place (et souvent pour un patron ivoirien, d'ailleurs, mais passons).

Tout cela me rappelle cette grève “raciste” à la raffinerie Total de Lindsey en Angleterre, en 2009. Là, le patron avait fait venir des travailleurs italiens qui travaillaient moins cher que les anglais, et en même temps voulait se servir de cela pour virer la moitié de son personnel local. La première réaction des travailleurs anglais, incités en cela par les collègues anglais du Dr Sylla du British National Party, a été de manifester contre ces vils Italiens qui venaient leur prendre leur travail, avec comme slogan “Des emplois britanniques pour les travailleurs britanniques”. Heureusement, la section du CIO en Angleterre est parvenue à entrer en conversation avec ces travailleurs et les convaincre de lutter ensemble avec les Italiens, pour que ceux-ci soient payés au même salaire que les Anglais, et rejoignent leur syndicat. –– Retournement complet de situation, fini de rigoler pour le patron. Travailleurs anglais et italiens, main dans la main, font grève pour réclamer “À travail égal, salaire égal” – chacun y trouve en effet son avantage ! Résultat ? La grève a suscité des grèves de solidarité sur vingt autres raffineries partout au Royaume-Uni, entrainant plus de 1000 travailleurs dans la lutte. Les patrons ont été tellement mis sous pression qu'ils ont accordé le fait qu'il n'y ait aucun licenciement, que les Italiens soient payés au même tarif que les Anglais, mais en plus, qu'Italiens et Anglais travaillent dans des équipes mixtes, afin de veiller au respect de l'accord, et que les délégués du personnel aient un droit de regard sur les fiches de paie de chacun, en plus de devoir passer par le syndicat pour toute nouvelle embauche.

Voilà un bel exemple de “Un pied dedans, un pied dehors… c'est les deux pieds dedans” ! Docteur Sylla, vous dites que les pauvres étrangers ne peuvent ou ne veulent pas lutter car ils n'ont pas de racines. Mais à toi de les enraciner ! Si tu donnais à chaque étranger – tout comme à chaque ivoirien – une carte de syndicat, un travail décent, un lopin de terre, tu verrais comme cet étranger se battrait pour sa nouvelle patrie !

La grève de Lindsey… avant l'intervention du CIO…
(mais après l'intervention du Dr Sylla)
« Des emplois britanniques pour les travailleurs britanniques »
« Les travailleurs britanniques avant tout »

…Et après l'intervention du CIO (et après que les copains du Dr Sylla
aient été proprement déguerpis par les travailleurs)
« Des emplois et des salaires conformes aux conventions syndicales
pour TOUS les travailleurs », « Halte à la course vers le bas »,
« 900 licenciés par des patrons avides – Non à la main d'œuvre bon marché –
Oui aux droits des travailleurs – Rejoignez la grève ! »

Pour une lutte tous ensemble !

Et comment donner un travail, un lopin de terre à chacun ? Il y a assez de richesses en Côte d'Ivoire pour tous ! Il y a assez de terres pour tous ! La Belgique, qui compte 11 millions d'habitants, est plus petite que le pays baoulé (qui n'en compte qu'un million) ! Se bat-on pour des terres en Belgique ? Non ! Mais chez nous, les terres restent en friche parce qu'elles sont accaparées par de grands propriétaires “coutumiers” qui font de la spéculation ; ou bien, lorsqu'elles sont cultivées, elles le sont mal. Un planteur indonésien récolte autant de cacao (5 tonnes) sur un hectare qu'un planteur ivoirien en récolte sur dix ! Un planteur indonésien qui a 10 ha est aussi riche qu'un planteur ivoirien qui en a 100 ! Le problème du foncier, ce n'est pas l'accès à la terre, ce n'est pas la nationalité, – c'est la volonté politique, l'encadrement des planteurs, l'organisation du réseau de transport, l'accès au crédit, l'accès aux intrants, la formation – bref, une politique réelle de développement du secteur agricole ! 

Et puis il faut bien le dire, si l'État utilisait les richesses nationales pour développer l'industrie et mener une véritable politique de grands travaux et de développement des villes de l'intérieur, et pas des projets criminels comme le troisième pont (merci à l'Éléphant pour tous ses efforts), ça ferait longtemps que tout le monde aurait un vrai boulot, étrangers comme nationaux, et qu'il y aurait moins de monde en brousse !

La population française, malgré son “multiculturalisme”, s'est dressée comme un seul homme en 2005 contre le CPE ; la population brésilienne, la plus multiculturelle et métissée du monde, s'est levée héroïquement le mois passé pour obtenir une victoire resplendissante contre le gouvernement à biens des égards. Mais Dr Sylla s'en fiche de ce qu'il se passe à l'autre bout du monde, de même qu'il se fout royalement de la situation pré-révolutionnaire qui risque d'exploser au Burkina d'un jour à l'autre. Il est vrai que les manifestations au Burkina ne sont mentionnées en Côte d'Ivoire que par l'un ou l'autre journal de la presse bleue, – et encore, pas pour l'intérêt crucial que représente ce mouvement pour toute la sous-région et les répercussions larges que pourraient avoir chez nous et ailleurs un éventuel départ de Blaise, mais uniquement parce que cela justifierait encore une autre des fameuses prophéties bidon de Malachie concernant saint Laurent Gbagbo. Nombrilisme, quand tu nous tiens…

Pourtant, imaginez ce qu'il se passerait si une révolution éclatait au Burkina ? Cela ne convaincrait-il pas beaucoup d'immigrés de repartir chez eux reprendre la construction de leur pays là où Sankara l'avait laissée ? Cela n'encouragerait-il pas les Ivoiriens à reprendre la lutte là où elle a été trahie par le pouvoir petit-bourgeois du FPI qui a semé tant d'espoirs pour ne finalement aller que d'un compromis pourri à l'autre ? À refonder des agoras démocratiques et apolitiques, auxquelles serait conviée toute la population laborieuse résidant en Côte d'Ivoire, y compris les étrangers ? Tout cela dans la lutte contre l'impérialisme dont nous sommes tous victimes, Burkinabés comme Ivoiriens.

Bref, je pense avoir assez démontré le caractère profondément contre-révolutionnaire, anti-progressiste de tous les discours sur la soi-disant identité nationale. La lutte passe par le rassemblement de l'ensemble de la population opprimée, quelle que soit sa nationalité, et c'est ce qui a été exprimé hier lors de l'action de la Coalition des Indignés de Côte d'Ivoire à Yopougon, qui clamait : « Que tu sois FPI, que tu sois RDR, que tu sois PDCI, la vie est chère en Côte d'Ivoire ! Que tu sois Baoulé, que tu sois Bété, que tu sois Dioula, que tu sois Mossi, la vie est chère pour tout le monde ! »

Docteur Sylla, pardonnez-moi de vous avoir malmené, je ne vous tiens pas rigueur pour vos propos, un moment d'égarement peut arriver à tout le monde (ivoiriens comme étrangers)… mais il faut pas recommencer hein ! Je vous invite à nous écrire pour échanger avec nous et nous rejoindre dans notre lutte.

Ne nous laissons pas diviser, mais au contraire, donnons-nous la main dans une lutte commune contre tous les proconsuls du monde et contre le système qu'ils représentent, où que nous soyons, d'où que nous venions. C'est le combat que mène le Comité pour une Internationale ouvrière, partout dans le monde.

Jules Konan

Que tu sois ivoirien, que tu sois étranger,
la lutte est la même pour tout le monde !

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