dimanche 7 avril 2013

CI : Chantier du troisième pont

Un troisième pont pour les riches ?

Le projet du nouveau pont

La Côte d'Ivoire se reconstruit après la crise. Pas une semaine ne passe sans que le président Ouattara n'aille porter le premier coup de pioche à tel chantier, poser la première brique de tel bâtiment, inaugurer telle grande réalisation. Face à la hausse du cout de la vie, au arriérés salariaux, aux violences qui continuent à secouer certaines régions, alors que la Côte d'Ivoire connait un taux de croissance de plus de 9 % (plus que les 8 % affichés lors des années du “miracle ivoirien”, on conseille aux Ivoiriens d'être patients, on leur dit que l'“argent travaille”.

Les rues d'Abidjan, la presse, la télévision, internet, croulent sous la propagande du gouvernement, désireux de montrer les images de la Côte d'Ivoire, à fins d'attirer les investisseurs étrangers. C'est une Côte d'Ivoire moderne qui les attend. Pourtant, de nombreuses questions et zones d'ombres demeurent sur tous ces grands travaux.

Konan Konan Jules



Le troisième pont : un projet nécessaire

Cela fait bien longtemps que le besoin de relier directement Marcory à la Riviera sans passer par plateau se fait sentir. Ce trajet est fort fréquenté parce que l'ile de Petit-Bassam comporte de nombreuses zones industrielles (Vridi, Koumassi, le port d'Abidjan) alors qu'elle compte au même moment un nombre relativement restreint de logements ; c'est surtout le cas en ce qui concerne les cadres, dont la plupart préfèrent vivre dans l'environnement beaucoup plus salubre des vertes allées de Cocody (bien que la plupart des blancs se soient regroupés en Zone 4 à cause de sa proximité avec l'aéroport).

Aujourd'hui les navetteurs sont forcés d'emprunter au minimum deux-trois lignes de woro-woro pour se rendre d'un point à un autre. Pour relier la Riviera à Marcory, le trajet prend au minimum une heure de temps en fonction de la destination, et en prend beaucoup plus aux heures de pointe, vu que l'ensemble des navetteurs est alors obligé de transiter par les deux seuls ponts qui relient Plateau à Treichville. Non seulement les ponts sont saturés, mais également les boulevards qui relient le pont De Gaulle à Cocody. Et on ne parle même pas des nombreux jours où le président reçoit l'un ou l'autre chef d'État en visite officielle ! Tous ces embouteillages non seulement sont un frein au mouvement des populations, mais causent aussi énormément de désagréments : dès que les véhicules sont à l'arrêt, il fait très chaud dans les voitures qui n'ont pas la chance d'être climatisées ; on a alors la joie de respirer les innombrables gaz d'échappement qui se déversent à partir de milliers de voitures vieilles et extrêmement polluantes. En plus de l'impact certain sur l'environnement.

Selon le président ADO, le nouveau pont « symbolise la confiance retrouvée dans notre pays. C’est un signal fort de relance de notre économie et un facteur d’accélération de la croissance. C’est aussi une illustration parfaite d’un partenariat public-privé qui permettra de créer des emplois » (des milliers d'emplois !), « Il s’agit d’un ouvrage moderne, respectueux de l’environnement, pourvu d’un échangeur de trois niveaux, le seul en Afrique de l’ouest qui fera, j’en suis convaincu, la fierté de tous les Ivoiriens ». Tous les médias (verts) répètent de concert ce discours bien appris, mais curieusement, aucun ne cherche à s'attarder sur un détail pourtant crucial : il s'agit d'un pont à péage.

Localisation du nouveau pont sur la carte d'Abidjan


Un péage pour quoi faire ?

Le centre de péage lui-même d'ailleurs est qualifié d'“une innovation ultra-moderne”. Les automobilistes pourront par exemple payer par téléphone afin d'éviter les files. Ce qui semble nécessaire pour un pont dont la vocation première est justement de mettre un terme aux embouteillages ! Mais c'est le prix du péage dont on parle beaucoup moins, créant même une certaine confusion chez de nombreuses personnes. Ainsi, certains chauffeurs de taxi cultivent l'illusion dans une éventuelle option d'“abonnement” ou de vignette, ou du fait que le péage ne doive être payé qu'une fois par jour. Mais non : il est bien spécifié partout où cette information ose être mentionnée, que le tarif sera de 700 fr par véhicule et par passage. Sept-cent francs ! Alors que le prix du voyage en woro aujourd'hui d'un bout du pont à l'autre (de Marcory Tiacoh à Riviéra 2) coute aujourd'hui 750 francs. Le prix en taxi-compteur se situe quant à lui entre 2000 et 2500 fr. Combien coutera donc le voyage au total en passant sur le pont ? Alors que la réduction de la longueur du trajet devrait permettre au chauffeur de taxi d'économiser sur son carburant et sur son temps entre deux voyages, il semble qu'en réalité il restera moins cher de faire tout le tour ! Selon le bon mot du premier ministre Duncan : Cet ouvrage « donnera aux Ivoiriens le choix, puisqu’ils peuvent utiliser le péage pour aller très vite à l’aéroport ou bien utiliser les voies anciennes ». Nous sommes donc heureux d'avoir un ouvrage qui nous donne le choix ! Comme le confiait un automobiliste anonyme à un site d'opposition : « Si c’est un pont présidentiel, qu’on le dise dès maintenant » !

La presse bleue fait ses choux gras du tarif du péage. « Au moment où les Ivoiriens souffrent d’une pauvreté accentuée par l’incapacité du régime de monsieur Alassane Dramane Ouattara à payer les salaires, d’une extermination des micro-entreprises, d’un affaiblissement du portefeuille des petites et moyennes entreprises qui accroit chaque jour le nombre de chômeurs – et ne parlons pas de l’insécurité chronique ; au moment où les Ivoiriens sont soignés gratuitement mais sans médicaments ; c’est ce moment que monsieur Alassane Dramane Ouattara et le groupe Bouygues choisissent pour construire un pont à péage à 700 F CFA le passage et par voiture » (Ahoua Don Mello, ex-ministre de l'Équipement et d'Assainissement du gouvernement formé par Gbagbo après les élections controversées de 2010).

Le chantier vu du ciel, côté Riviera


Un pont très françafricain

Oui, car la construction du pont est assurée par Bouygues, un des principaux acteurs de la Françafrique. Bouygues est également présent en Côte d'Ivoire via diverses succursales, notamment dans le gaz (il a récemment emporté le marché d'approvisionnement de la nouvelle centrale d'Azito, et fait partie avec Bolloré du cartel à qui a été attribué de manière très controversée l'exploitation du nouveau port d'Abidjan) et la construction. Bouygues investit ainsi dans ce pont la somme de 16 milliards de francs. Le reste des 180 milliards de francs nécessaires à la réalisation est financée à 60 % par diverses institutions (Banque africaine de développement, etc.) et 25 % par l'État ivoiren qui dépense ici 50 milliards.

Il n'est pas très clair combien Bouygues dépense lui-même dans le projet, mais on est en droit de supposer qu'il s'agit des 15 % restant, soit 27 milliards de francs. Le contrat d'exploitation de 30 ans, pour un pont portant un trafic estimé à 100 000 véhicules par jour avec un prix de 700 francs, pourrait lui rapporter la somme de 766 milliards de francs (moins les frais d'entretien, etc.). Soit près de trente fois leur mise. Alors que le gouvernement justifie le paiement du péage par la nécessité de rembourser le gentil opérateur qui est venu construire le pont (et son centre de péage ultra-moderne) rien que pour nous.

Curieusement aussi, très rares sont ceux qui mentionnent le fait que depuis des années existe une taxe de 20 fr par litre de carburant destinée justement à financer le nouveau pont (et payée par tous les Ivoiriens, même ceux qui n'ont jamais et ne mettront jamais les pieds à Abidjan de leur vie). On suppose que c'est de là que proviennent les 50 milliards investis ici par le gouvernement.

Il faut relever que ce projet de partenariat public-privé scandaleux avait été initié non pas par ce fieffé néolibéral de Ouattara, mais en 1996 par le “sage” Henri Konan Bédié lui-même dans le cadre de ses “douze travaux de l'éléphant”. C'est d'ailleurs en son honneur que le pont sera nommé par ADO l'an passé. D'un coup d'État à l'autre, le projet est reporté à la Saint-Glin-Glin. Arrive Gbagbo qui, lui vu le cout élevé des travaux estimés (100 milliards de francs), était parvenu à réduire la facture à 60 milliards, devant être financés entièrement sur fonds propres et réalisés par une compagnie chinoise (après rupture du contrat avec Bouygues), en plus de supprimer le péage. Mais voilà, dès sa prise de pouvoir, ADO est revenu sur cette décision et a redonné le projet à son ami Bouygues.

Pour bien comprendre toute l'essence de cette décision de la part d'ADO, laissons de nouveau la parole à M. Ahoua Don Mello : « Dépouiller le peuple ivoirien pour garantir les intérêts de la France-Afrique, lutter contre la concurrence des pays émergents, le pont Henri Konan Bédié est l’expression de cette nouvelle alliance entre la France et la Côte d’Ivoire et à terme, entre l’Occident et l’Afrique […] Le mode opératoire de ce pont marque le point de départ de la “solution ADO” dans le secteur des grands travaux en Côte d’Ivoire […]. » 

Martin Bouygues, 22ème plus grande fortune de France
 
Le fruit de la politique anti-pauvres du régime ADO

En effet, ce genre de projets néolibéraux est bien la signature du nouveau régime. La nouvelle autoroute de Grand-Bassam, dont le cout de 62 milliards de francs sera porté à hauteur de 85 % par la société Eximbank Chine et 15 % par l'État ivoirien, sera elle aussi à péage. On note également que sur les 7 km d'autoroute qui seront situés en zone urbaine (du rond-point Akwaba à Gonzagueville, en coupant en deux la commune de Port-Bouet), seules deux passerelles pour piétons seront construites ! On est aussi en droit de se demander si des aménagements anti-érosifs seront entrepris pour stabiliser la rive océanique le long du parcours de l'autoroute – comme cela est d'ailleurs réclamé par l'ensemble des riverains qui perdent leur logement chaque année à cause de l'avancement constant de la mer.

D'autres zones d'ombre subsistent encore au niveau des grands travaux. Par exemple, si on parle beaucoup de l'échangeur du boulevard Valéry Giscard d'Estaing à Marcory (qui doit connecter le nouveau pont au principal boulevard de l'ile) et de son attribution à Bouygues, il est beaucoup plus ardu de savoir qui au juste est le détenteur du marché de l'échangeur de la Riviéra 2, qui connectera le pont au boulevard Mitterand et rendra plus aisée la traversée du carrefour d'Anono. Selon l'Éléphant déchainé, le marché aurait été attribué en 2010 à un cartel composé de deux sociétés, AID (opérateur ivoirien) et Sartem (entité iranienne). Sauf que la société AID, dirigée par une mademoiselle Qin Yu, n'existait pas au moment de l'appel d'offres, vu qu'elle n'a été créée qu'en 2012. Et que Sartem est une entreprise typiquement ivoirienne, dirigée par un ingénieur proche du conseiller de Guillaume Soro au moment du lancement de l'appel d'offres. Bref, on voit que le copinage continue, même sous le nouveau régime.

Et nous ne parlons pas encore du récent scandale de l'attribution à Bolloré du deuxième terminal du port…

Le projet d'échangeur de la Riviera 2

Pour une politique de grands travaux socialistes

Concrètement, quelle est la position des socialistes révolutionnaires par rapport à toutes ces questions ?

Tout d'abord, on voit que le gouvernement Ouattara suit toutes les recettes néolibérales à la mode, avec des partenariats public-privé qui s'enchainent. Le partenariat public-privé est une blague, dans laquelle l'État finance des projets qui au final ne bénéficieront qu'au privé. En plus, la politique de péage et de services payants est le fruit d'une approche foncièrement anti-pauvres, d'un régime dont le seul intérêt est d'éblouir les riches investisseurs pour les convaincre de placer leur argent dans le pays, sans aucune considération pour les populations ou pour les usagers. L'exemple de la fausse réhabilitation de l'université est aussi extrêmement révélateur à cet égard, en plus de toute la série d'opérations de “déguerpissage” sauvage qu'on a vu un peu partout dans le pays à coups de bulldozers.

Nous sommes en faveur de la gratuité des services publics. Beaucoup de propagande a été faite récemment en faveur de la non-gratuité (reprise même par des journaux satiriques tels que Gbich !). Selon les adeptes de la non-gratuité, le fait de payer garantirait la qualité du service. Pourtant, on voit que cela dépend en grande partie aussi de la position de l'entreprise gestionnaire. La privatisation de la CIE n'a par exemple absolument rien apporté en terme de qualité de service, mais uniquement une hausse constante des tarifs (malgré les promesses du gouvernement de lutte contre la vie chère). Pour nous, les vastes richesses de la Côte d'Ivoire doivent être mises au service de la population afin d'obtenir des services gratuits et de qualité pour tous : pas seulement en termes d'infrastructure, mais aussi en ce qui concerne l'enseignement, la santé, etc. gérés par le public. Le personnel des entreprises de services publics doit être motivé par des salaires décents permettant de vivre, contrairement à la situation aujourd'hui où nombre d'entre eux passent plus de temps à chercher des “suppléments” qu'à prester leur travail.

Les travaux d'infrastructure publique doivent être réalisés par des entreprises publiques, seules à même de garantir la durabilité et la qualité des ouvrages. Sans quoi, on ouvre la porte à la catastrophe, vu que les entreprises privées sont toujours à la recherche d'une baisse des couts – sur les salaires et les conditions, sur les matériaux utilisés, sur les aménagements et les études environnementales, etc. On fait le travail vite-vite et à bas cout, et au final, on se retrouve avec des ponts qui s'écroulent, du goudron qui disparait à la première pluie, des nids-de-poules, des accidents et des désastres. La passation des travaux au privé n'élimine en rien la corruption qui sévit dans les structures étatiques. Au contraire, tout devient plus complexe et plus mafieux, et il est plus difficile d'exiger aux structures privées de rendre des comptes.

Les structures de travaux publics doivent être placées sous le contrôle et la gestion des travailleurs, des populations, des riverains, des associations d'usagers et des spécialistes. Ainsi seulement on pourra prendre en compte l'ensemble des enjeux environnementaux et sociaux liés à chaque chantier, au lieu de chercher à les cacher comme c'est le cas actuellement – pour que tous ces problèmes resurgissent plus tard, en engendrant tout un lot de nouveaux problèmes. Et c'est ainsi seulement que l'on pourra éviter la corruption, en soumettant les projets et les dirigeants à l'approbation populaire.

Le financement doit provenir des richesses de la Côte d'Ivoire, en nationalisant les secteurs-clés de l'économie tels que l'exportation et la transformation du cacao, l'industrie portuaire, le pétrole, les mines, les grandes plantations, etc. eux aussi sous contrôle et gestion démocratiques des travailleurs et des populations. Avec toutes ces ressources mises au service de la population d'ailleurs, ce n'est pas qu'un seul pont que l'on pourrait construire ! On pourrait grandement accélérer la remise à niveau du réseau routier dans tout le pays, mettre plus de bus publics non seulement à Abidjan mais aussi dans les autres villes, doter le pays d'un réseau ferroviaire digne de ce nom, voire ouvrir un métro à Abidjan.

C'est cette politique de développement, une politique volontariste, de transparence, indépendante et proche du peuple, que défendent les socialistes.

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